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LA BOSNIE
CONSIDÉRÉE DANS SES RAPPORTS
ATEC
L'EMPIRE OTTOMAN;
S1AJOR DU RÉGIMENT d'aRTILLERI E A CHEVAL DE I.A GARDE ROrALE.
PARIS,
A LA LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN.
EDITEUR DÏS OEUVRES COMPLOTES DE SIR WALTER SCOTT,
RUE DE SEINE , Nn 12.
M DCCC Wll
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AVIS DE LEDITEUR.
Lje volume que nous offrons au publie
doit être suivi de deux autres qui pré-
senteront, réunis au premier, le Ta-
bleau politique et moral de V empire
ottoman. Tous trois auront encore le
mérite de conserver leur indépendance,
chacun devant former un ouvrage dis-
tinct, et paraître sous un titre particu-
lier.
L'auteur, dans ses Promenades pit-
toresques à Constantinople , s'est ap-
pliqué plus spécialement à peindre les
a.
(6)
hommes et à décrire les lieux. Les aper-
çus qu'on y trouve sur le gouvernement
et les grandes questions du domaine de
la politique, n'étaient que les prélimi-
naires d'une doctrine nouvelle , pour
laquelle il fallait préparer les esprits , et
que M. Pertusier achève de développer
dans cet ouvrage supplémentaire. L'amar
teur de tableaux trouve à contenter son
inclination particulière dans la galerie
complète que renferment les Promenades
pittoresques , accompagnées du bel atlas
qui s'y rattache, et dont les sujets, des-
sines sur les lieux par un crayon exerce',
ont e'të confiés pour la gravure à un de
nos plus habiles artistes. Ce même ama-
teur visite avec l'auteur et parcourt des
yeux tous les sites varies du Bosphore,
(7 )
tous les monumens anciens et modernes
que possède encore l'antique Byzance.
Il passe en revue une collection de por-
traits de famille, peints avec franchise,
esquissés avec impartialité, et qui lui
montrent tour à tour l'Osmanli , le
Grec, l'Arménien, le Juif et l'Européen
transplanté sur une terre devenue étran-
gère pour lui. Le lecteur qui aime les
voyages de long cours; qui se complaît
dans la recherche des causes morales et
l'examen de leurs effets ; qui veut être
initié dans les secrets des gouvernement
et des nations, de manière à connaître
avec détail les différens ressorts en vertu
desquels les premiers se meuvent ei
les autres obéissent, pourra se convain-
cre que ce but est précisément celui vers
(*■)
lequel tend l'auteur du livre que nous
publions. Les circonstances où l'Europe
se trouve contribuent encore à répan-
dre de l'intérêt sur des observations re-
cueillies en présence des objets qui les
ont inspirées, et dans une contrée qui est
destinée à devenir, peut-être dans peu,
le théâtre des plus grands événemens. *
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AVERTISSEMENT
i^ETTE notice sur la Bosnie a été composée
d'après les reconnaissances militaires de plu-
sieurs officiers de l'armée de Dalmatie, coor-
données avec celle que j'ai été moi-même en
situation de dresser, et sur les documens re-
cueillis pendant mon séjour enTurquie. L'igno-
rance où l'on est encore à l'égard d'une contrée
bien moins connue que beaucoup d'autres qui
sont à de grandes distances de nous , m'enhardit
à publier ces observations ; d'autant plus que la
Bosnie à chaque instant peut sortir de l'oubli
où le moyen âge et la domination ottomane
l'ont plongée.
Le sujet m'a conduit à envisager la question
sous un point de vue général. Dans ce premier
( io)
mémoire on trouvera une esquisse du gouver-
nement, de l'administration, du système finan-
cier, du commerce et de l'industrie des Otto-
mans. Je me réserve d'achever cette ébauche
dans d'autres notices , dont la réunion pré-
sentera un tableau d'ensemble, où chaque partie
viendra à son tour occuper le premier plan.
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TABLE DES CHAPITRES.
Chapitre premier. Partie historique et considérations
générales. i3
II. Géographie physique, statistique , écono-
mie rurale. 63
III. Caractères, mœurs et usages. çji
IV. Du commerce et de l'industrie en Bosnie et
dans l'empire ottoman. i0g
V. Du gouvernement et de l'administration. 164
VI. Des finances et des impôts. 224
VII. La Bosnie considérée sous le point de vue
militaire et sous le rapport géographique. Iti-
néraires dans plusieurs directions, et relation
du voyage de l'amhassadc française en 1812,
depuis Costanitza jusqu'à la frontière de la
Roumélie. 246
Très-humhles représentations adressées à Sultan
Achmet III par le chef de la loi au nom de
l'Uléma. 3ôS
FIN DE LA TARI,!'..
LA BOSNIE
CONSIDÉRÉE DANS SES RAPPORTS
ÀV E C
L'EMPIRE OTTOMAN.
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CHAPITRE PREMIER.
Partie historique et considérations générales.
La Bosnie faisait partie des pays qui, sous le
nom dlllyrie formaient chez les anciens un
royaume puissant. Le voisinage de cette contrée
avec la Macédoine amena des guerres fréquentes
entre ses rois et ceux de Pella. Au rapport de
Plutarque, le jour même où Alexandre naquit,
Philippe reçut l'annonce d'une victoire décisive
remportée par un de ses lieutenans sur les Illy-
nens , et apprit qu'il avait obtenu une couronne
aux jeux olympiques. Tant de prospérités, loin
l.\ BoSîJ n:. 1
( i4 )
de charmer le mortel que la fortune comblait,
ne lui parurent qu'un mauvais présage. Cepen-
dant ses prcssenlimcris ne se réalisèrent qu'à sou
heure dernière, el s'il fut trahi cruellement à
son tour, jusque là du moins il vit tous ses rêves
ambitieux s'accomplir. Devenu 1 arbitre de la
Grèce, autant parcelle politique profonde qui
formait le trait le plus saillant de son caractère,
que par les lalens du grand capitaine, Philippe
tourna de nouveau ses armes contre les llly-
riens, et les défit. Diodore, à cette occasion,
dit qu'à l'exemple d'Epaminondas à Mantinée,
il enveloppa avec sa cavalerie les ailes de 1 en-
nemi, tandis que les Hoplites enfonçaient le
corps de bataille disposé en phalange. Si même
on en croit Elien, cette formation était en usage
chez les lllyriens avant d'être connue ou pra-
tiquée en Macédoine ; mais Philippe lui fit
subir des ebangemens tels que l'antiquité s'ac-
corde à lui attribuer le mérite de 1 invention.
A la mort de ce prince les nations de l'Uly-
rie, jointes aux Triballicns, crurent que le
moment était venu d'attaquer la Macédoine.
Alexandre, avec une valeur plus brillante en-
core que celle de son père, marcha contre ces
peuples, et les accabla de la supériorité de ses
( *5 )
armes. C'est dans le cours de cette campagne
que l'ennemi, retranché à l'entrée d'un défilé
derrière des chariots , imagina de lancer ce
rempart mobile contre la phalange. De son
côté, Alexandre, si toutefois l'antiquité ne doit
jamais cire suspectée de faux témoignage, or-
donna à ses Hoplites de se jeter ventre à terre
en formant la tortue, et les chariots glissèrent
sur ce plan incliné sans laisser aucune trace
meurtrière de leur passage. Le chevaleresque
Pyrrhus fut élevé à la cour de Glaucias, roi
des Ulyriens. Ce prolecteur généreux soumit
les Molosses révoltés , et fit remonter son pu-
pile sur le trône de ses pères. Les Gaulois
qui pillèrent le temple de Delphes traver-
sèrent l'Illyrie en dévastateurs ; mais elle ne
tarda pas à se relever de ce désastre, et re-
parut avec sa dignité première sur la scène du
monde.
Il était réservé aux Romains de la soumettre
à cette domination non interrompue qui, pen-
dant une période de plusieurs siècles, remplit
les annales du monde. C'est dans l'intervalle de
la première à la seconde guerre punique que
commencèrent les démêlés entre Rome et les
Ulyriens. Ceux qui habitaient sur les bords de
( i6;
l'Adriatique, c'est-à-dire en Dalmatie, dans
l'Erzégovine et le pachalik de Sculari, vivaient
de piraterie , avec une effronterie qui dut ré-
volter d'autant plus le peuple - roi qu'elle ne
le traita pas avec plus d'égards que les autres
nations. Tenta, leur reine, et Démétrius de
Pharos(i), tuteur de l'héritier présomptif de
la couronne , furent vaincus tour à tour , à
quelques années d'intervalle. Les Romains se
rendirent maîtres du littoral, mais ils conser-
vèrent le trône au jeune prince. Ce ne fut qu'a-
près la défaite de Pcrsée , dont Gentius, roi des
Illyriens, avait épousé la cause, que ce pays,
conquis pour la troisième fois, fut converti en
province romaine. Le consul Ànicius conduisit
cette guerre qui dura seulement quelques jours.
Gentius, après avoir violé le droil des gens en
la personne des ambassadeurs romains, trompé
par 1 appât de 1 or que Persée lui promettait,
vint se jeter sans dignité aux pieds du consul,
aussitôt que les aigles romaines se montrèrent,
et se vit ignominieusement attelé à son char
triomphal. Le sénat, dit Tite-Live, envoya en
Illyrie des commissaires, qui déclarèrent libres
(,) L'île de I issa
( ^7 ;
les peuples de celte contrée , niais en même
temps ils l'annexèrent à l'empire romain. Le
' sénat réduisit de moitié les impôts pour ne
pas lui laisser de regrets sur son changement
de condition; sûrement aussi avec l'arrière-
pensée de séduire les peuples voisins , en les
flattant d'un espoir également fallacieux pour
tous. Ces nations affranchies ne tardèrent pas
à s'apercevoir que les proconsuls, les préteurs,
surtout à l'époque du déclin des mœurs an-
tiques, étaient des fardeaux bien plus lourds
que les rois. Une autre vérité dont elles ac-
quirent promptement aussi la triste conviction ,
c'est que les sujets d'une république ont au-
tant de maîtres que cette république compte
de magistrats, de généraux et même de simples
citoyens; en sorte que la protection des lois
se trouve en grande partie annulée par l'au-
torité arbitraire des individus. Les tributaires
du gouvernement ottoman se présentent comme
un exemple vivant de cette condition malheu-
reuse. On pourrait facilement en trouver d'au-
tres en feuilletant l'histoire des nations de la
chrétienté; car enfin, en dépit de nos prétentions,
fondées sur l'état, peut-être tropavancé^dc notre
civilisation , nous sommes loin d'offrir le modèle
( i8)
de toutes les vertus. L'illyrie fut partagée en
trois districts, avec privilège de nommer ses
magistrats; mais dans le même temps défense
fut faite aux individus de chaque district de
contracter alliance et d'acquérir des immeubles
dans le district voisin. Il est facile de pénétrer
le motif de ce règlement machiavélique et
oppresseur : détruire l'esprit de nation , voilà
ce que les Romains appelaient rendre à la li-
berté.
Les licutenans de César et de Pompée se
firent en Ulyrie une guerre opiniâtre. Les ha-
bitaus avaient pris parti pour le second et par-
tagèrent sa défaite. L'Ulyrie supérieure, c'est-
à-dire la Bosnie et la Rascie, se trouva engagés
dans l'action, comme on peut en juger par le
récit de César et de son continuateur. Octave,
dans le temps où il partageait encore l'empire
avec Antoine , porta ses armes victorieuses chez
ces peuples, toujours enclins à secouer le joug
à la laveur des guerres civiles; mais ce fut seu-
lement après trois campagnes laborieuses qu'il
fit rentrer Home en possession de Fil Une en-
tière. Pendant que Tibère, alors simple lieu-
tenant d" Auguste , était occupé à réduire Ma-
robodus , roi des Marcomans , les lllyriens,
f *9 )
réunis aux Pannoniens , déployèrent encore
une fois l'étendard de l'indépendance, provo-
qués par les exactions dont ils étaient la proie.
L'alarme se répandit dans Rome; des levées
extraordinaires curent lieu aussitôt; un beau
dévoûment s'empara de Ions les esprits, mais
ce n'était <pie le dévoûment de l'adulation;
le sentiment de la patrie n'existait plus. Tibère
marcha avec une armée formidable contre les
révoltés, et, selon le dire de Patercuîus, paner
gyriste, du reste, plutôt qu'historien, loin de
chercher à engager des actions générales dans
un pays aussi difficile, il s'appliqua à bloquer
l'ennemi comme dans une place qu'on veut
prendre par famine. Suétone range cette en-
treprise, sous le rapport des difficultés vain-
cues, des inquiétudes qui raccompagnèrent et
des résultais obtenus, immédiatement après la
réduction de Cartilage; mais Suétone n'a point
écrit en militaire. Cependant ce jugement fait
connaître la réputation colossale dont les Slly-
riens jouissaient à Rome, tant à raison de leur
caractère belliqueux que des remparts naturels
qui les protégeaient. 11 ne fallut pas moins que
quatre campagnes, et le concours de trois grandes
armées commandées en chef par Tibère, pour
(ao)
faire rentrer dans l'obéissance l'Illyrie el la
Pannonie.
Ces deux contrées, qualifiées de barbares par
les Grecs et les Romains , étaient destinées à
donner à l'empire plusieurs princes. 11 est vrai
que le règne d'Auguste était déjà loin lorsque
le monde étonné vit ce renversement des idées
reçues, et que les armées, toujours en posses-
sion du privilège usurpé de nommer au trône,
formaient une masse d'étrangers qui n'enten-
daient même pas la langue qu'on parlait à Rome.
Dans les temps d'anarchie, l'usurpation et la
félonie choisirent souvent en lllyrie leurs
champs de bataille. C'est encore dans celle pro-
vince que les nations du nord préludèrent, par
des courses fréquentes , au démembrement de
l'empire romain. L'Illyrie enfin est nommée,
à chaque page de celle longue période de
décadence qui se présente dans l'histoire ,
connue une région de steppes arides à la suite
d'une contrée florissante où l'intérêt est provo-
qué à tous les pas du voyageur. Sous les règnes
de Maxime , de Gordien , de Philippe , et long-
temps encore après ces princes, il n'est men-
tion que des courses dévastatrices des Goths en
(ll\ rie, en Mœsie el dans la Thrace I es I [uns;
(21 )
qui poussaient ces hordes devant eux, ne lar-
dèrent pas à les suivre au-delà du Danube. Ils
arrivèrent sur leurs traces en Illyrie et dans la
Pannonie, encouragés par la débilité des fils de
Théodore, qui tenaient le sceptre d'une main
tremblante, et achetaient la paix , faute de sa-
voir la dicter. Attila parut sur la scène; et le
prestige du nom romain, qu'un reste de souve-
nir soutenait encore, fut entièrement détruit.
Théodose II , Valentinien troisième du nom ,
aussi faibles qu'Arcadius et son frère, à la plus
légère menace envoyaient de l'or à ce fléau de
l'humanité, qui se faisait un jeu de la terreur
qu'il leur inspirait. Après Attila les courses et
les établissemens des nations scythes continuè-
rent sur les terres de l'empire. Les Slaves, qui
s'étaient déjà montrés en Pannonie au temps de
Marc-Aurèle , parurent en Illyrie vers le com-
mencement du cinquième siècle, et s'y fixèrent.
Us attirèrent d'autres migrations d'origine éga-
lement gothique , et de là celte similitude de
langue qu'on retrouve encore dans une zone
qui s'étend du nord au midi de l'Europe sur
une largeur de plusieurs degrés.
La Scandinavie a servi de berceau aux na-
tions esclavones. De celle terre natale elles se
I 2a )
répandirent depuis les bords de la Vistule jus-
qu'au INiéper; gagnant du terrain vers le midi,
elles contournèrent la Hongrie pour franchir le
Danube, et vinrent chercher les rives de la
Save. Uu penchant décidé pour l'indépendance
caractérisait celle grande famille dont les mem-
bres, tous remarquables par une valeur bril-
lanic, prenaient le liire de Slaves, qui répond
dans leur langue à celui de valeureux , d'intré-
pide. Leur haute stature, qui s'est conservée
chez leurs descendant, l'habitude, perpétuée
jusqu'à nos jours, de se contenter dune nour-
riture grossière, contribuaient encore à en faire
des ennemis fort redoutables. Comme tous les
peuples du IVord, ils méprisaient les armes dé-
fensives, combattaient à pied, n'ayant pour
seconder leur valeur brillante qu'une rondache
et des javelots, lis oovaienl à une intelligence
supérieure et unique; mais les fleuves, la mer,
les lacs étaient aussi des objets de leur culte. S ils
devenaient féroces sur le champ de bataille, en
revanche aucun peuple n'excrcail avec un res-
pect plus noble 1 -s devoirs de l'hospitalité , et
ne se montrait plus fidèle à la religion du sor-
jnent.
f ,a Pannonie, qui touchait à l'fllyrie, échappa
( *5 )
à l'empire d'Orient. Les Abares vinrent s'y
fondre avec les Slaves, et commirent de grands
ravages au-delà du Danube, surtout sous le
règne de Justinien, qui s'écoula dans une lulie
nou-interronipue contre les Esclavons , les
Bulgares- ces flots de barbares enfin dont le
Nord regorgeait. Ce prince dont Illustration
est l'ouvrage de Tribonien , de Nurses, de Be-
lisairc, peut-être aussi de Théodora sa femme,
épuisa l'Etat et ruina ses sujets pour hérisser de
places fortes ses frontières. Mais ce genre de
défense, qui ne peut avoir de valeur lorsqu il
est abandonné à lui-même , ne fut point capa-
ble à lui seul d'arrêter les barbares. Une armée
aguerrie devenait indispensable pour 1 appuyer,
et l'empire d'Orient n'avait déjà plus de soldais;
il se renfermait derrière des murailles irertes,
que ses ennemis ne lardèrent pas à escalader.
Les courses sanglantes des Abares, des Es-
clavons et de leurs alliés, devinrent plus fré-
quentes que jamais sous les règnes de Justin II,
de Tibère et de Pbocas. Plus d'une fois la mu-
raille élevée par Anaslase en avant de Conslan-
tinople , fut emportée d'assaut, et la capitale
menacée de devenir elle-même la proie des
barbares. Dans l'espoir de prolonger les jours de
(24)
l'empire , on avait recours aux deux expédiens
employés depuis que ces ennemis cruels s'étaient
montrés sur les bords du Danube : lorsqu'on
ne pouvait réussir à les armer les uns contre les
autres , on assouvissait leur soif pour l'or qu'ils
affectionnaient sans connaître sa valeur ni sa
funeste influence. Mais ces remèdes désespérés
s'affaiblissaient tous les jours, et devaient s'user
à la longue.
C'est par suite de ce système destructeur
qu Héraclius, alarmé du voisinage des Abares,
qui de la Pannonie se jetaient à tous les instans
sur la Dalmatie ei Mlyrie, laissa les Chrobates,
dont le nom s'est changé par corruption en
celui de Croates, s'établir dans ces provinces
dépeuplées qu'on ne pouvait plus d'ailleurs
compter dans le domaine de l'Etat. Rangés
parmi les nations slaves, les Croates habitaient
au pied des monts K.rapaks. Gagnés au christia-
nisme, ils s'armèrent pour la défense de rem-
pire dont ils reconnurent le droit de propriété
sur les pays où ils venaient de se fixer. La même
politique favorisa à Ja même époque l'établisse-
ment des Serbes , autrement des Serves, dans
la Mœsie. La contrée connue aujourd'hui
( ■«)
sous le nom de Bosnie se trouva partagée entre
ces deux migrations slaves.
La naissance de l'islamisme et le schisme de
l'Orient consommèrent, la ruine de l'empire de
Byzance, dont l'existence dès lors fut chaque
jour à la veille de s'éteindre. Si même il se
soutint comme un agonisant plusieurs siècles
au-delà de ces deux époques funestes, c'est à
sa politique astucieuse, surtout aux dissensions
qui suspendirent les progrès effrayans des dis-
ciples de Mahomet, peu après leur début dans
la carrière, qu'il fut redevable d'une longévité
miraculeuse , mais lout-à-fait artificielle.
Les choses étaient arrivées au dernier degré
de la décadence lorsque Charlcmagne, par la
force de son génie, par ses vastes conceptions
militaires , releva le trône d'Occident. Il éten-
dit son sceptre invincible sur la Pannonie,
l'Illyrie supérieure et le pays des Daces. Le
Nord, toujours disposé à se répandre vers les
contrées occidentales, s'arrêta devant lui, et
les bords de l'Euxin marquèrent à l'Orient la
limite de sa vaste domination. Alors tous ces
barbares, adoucis par la morale de l'Evangile,
soumis à une législation uniforme, se dépouil-
lèrent en partie de leurs mœurs sauvages. La
; 26 )
fusion s'opéra, niais l'Europe entière accepta
le régime féodal; c'est-à-dire que les indigènes
se plièrent à la forme de gouvernement usitée
chez les vainqueurs, et que ceux-ci en retour
se rangèrent à Ja croyance des vaincus.
Les Grecs étaient toujours en possession
d'une p;iriie de Ja Dalmatic cl de l'Illyrie occi-
dentale. Sous le règne calamileux de Michel
troisième du nom, les Croates, établis sur le
littoral et dans la Bosnie, ligués avec les Serves,
levèrent l'étendard de la rébellion. Heureuse-
ment pour le trône de Byzance qu'il changea
de maître, et que Basile, fait pour l'occuper
dans un moment difficile, succéda à un prince
dont le règne n'avait été marqué que par des
débauches. L'empire d'Orient, qui semblait
près de s'éteindre, donna de nouveaux signes
de vie. Basile fit revenir les félons à l'obéis-
sance. Pour les affermir dans la soumission on
leur parla le langage de la religion, et les eaux
du baptême opérèrent ce prodige. Divers pri-
vilèges, accordés dans le même temps aux colo-
nies slaves, achevèrent de lier d'intérêt celte
nation puissante avec Conslanlinople. La con-
version au christianisme, le feu grégeois, l'or
accordé sans mesure dans les moniens de dé-
( *7 )
tresse; des promesses plus brillantes encore,
mais souvent désavouées lorsque la crise était
passée; des guerres fomentées au milieu de ces
hordes également avides de butin , telles étaient
les armes avec lesquelles les Grecs luttaient
contre des ennemis qui les tenaient dans un état
de siège permanent. Il arrivait aussi que les
circonstances faisaient éelore de loin à loin
des hommes supérieurs à la nation et à leur
siècle, qui maîtrisaient les événemens et réus-
sissaient à retarder l'instant de la catastrophe :
Voilà en abrégé l'explication du phénomène
le plus étonnant de l'histoire.
L'Ulyrie, partagée entre plusieurs nations
slaves, perdit peu à peu son nom collectif, et
les nouvelles divisions prirent les dénominations
de Croatie , d'Ësclavonie , des différentes
hordes qui avaient formé chez elle des élablisse-
mens. L'empire d'Orient continuait à posséder
la Bosnie , désignée dans ces temps-là sous le
nom plus général de Croatie. Celui qu'elle porte
aujourd'hui, dérivé de la Bosna, qui l'arrose,
lui échut plus tard. Elle était gouvernée par
un duc que l'empereur nommait, ou du moins
dont il confirmait l'élection. Sous le règne
de Michel Paphlagonien les exactions soulevé-
( =8)
rent les peuples de la Croatie el de la Daimatie.
Ils se réunirent pour former un Etat particulier,
repoussèrent les Grecs et parvinrent à consoli-
der leur puissance. Sur la fin du règne d'Alexis,
Bodin leur roi conquit la Rascie, où il établit
Bolcan en qualité de vassal. Ce petit potentat
faisait des courses continuelles sur les terres de
l'empire, répandait au loin l'épouvante de son
nom , défît complètement une armée ; enfin
l'empereur entra en campagne pour aller le
combattre en personne. Bolcan demanda la paix,
et le traité fut signé à la grande satisfaction
d'Alexis, qui reconnut le droit de conquête,
sauf l'hommage qu'il se réserva en qualité de
suzerain, trop heureux de pouvoir terminer à
ce prix une guerre qu'il ne soutenait pas sans
en craindre l'issue. Ce trait donne la mesure de
l'abaissement dans lequel l'empire était tombé
sous les successeurs de Constantin. Durazzo et
Belgrade , devenus ses boulevarts, marquaient
les limites de sa domination sur l'Adriatique et
le Danube.
Cependant Alexis réussit à le maintenir de-
bout , et même il le raffermit. Pour y parvenir
il eut aussi souvent recours , il est vrai , à cette
politique tortueuse dont il connaissait, mieux
(39)
que personne tous les détours , et dans lesquels
il égara plus d'une fois ses alliés, qu'au droit im-
prescriptible des armes. Jean et Manuel , qui
régnèrent successivement après lui, achevèrent
son ouvrage , et l'on vit l'empire d'Orient ranimé
briller d'un éclat nouveau. Mais ce jet de lumière
présageait sa fin. Les choses étaient arrivées au
point que son sort dépendait sans modification
des vertus ou des vices de celui qui occupait le
trône. La nation, dégradée, corrompue, n'était
plus , entre les mains du prince , qu'un ressort usé
dont l'action tendait encore a précipiter la ruine
de l'Etat : c'était contre elle avant tout, que le prin-
cipe de conservation devait lutter. Quelques
mille hommes disciplinés, et conduits par un
chef habile, auraient décidé le dénoûment de ce
drame languissant; mais il n'existait pas alors
d'école où ce chef pût se former. Byzance pos-
sédait à elle seule le petit nombre de traditions,
le peu de lumières qui avaient pu traverser les
siècles de la barbarie, et Byzance en était aussi
avare que du feu grégeois qui remplaçait pour
elle le feu sacré.
Les Hongrois étaient entrés en scène sous
les règnes antérieurs. Ils eurent de fréquens
démêlés avec Jean, surtout avec Manuel. Les
La Dn^ir.. o
(3o)
Croates, les Serviens, se trouvaient entraînés
eux-mêmes à y prendre un rôle, à raison de
leur situation intermédiaire; d'ailleurs, par ca-
ractère , ils étaient souvent aussi les agresseurs.
Le valeureux Manuel provoqué traversa leur
pays, rasant tous les châteaux, tous les postes
fortifiés qu'il trouva sur sa route. Il joignit
l'ennemi sur la rive gauche de la Drina, c'est-
à-dire en Bosnie, et remporta une victoire
complète. Cette campagne1 glorieuse fit rentrer
les vaincus sous la domination des Grecs.
Manuel ne s'en tint pas à cet acte d'une ven-
geance éclatante ; il alla chercher jusque chez
lui le roi des Hongrois , qui avait prêté son as-
sistance au prince de Servie ; il le battit dans
plusieurs rencontres, parcourut ses Etals en
vainqueur, et le réduisit à demander la paix.
Pendant le cours de son règne glorieux, sou-
vent il se montra sur les bords de la Save pour
ramener le prince de Servie à l'obéissance et
conserver la prépondérance que ses armes lui
avaient acquise en Hongrie , où son nom suf-
fisait pour répandre l'effroi. La Dalmatie re-
tourna aussi à ses premiers maîtres ; enfin 1 em-
pire se vit de nouveau en possession d une
grande partie de l'ancienne îllyrie, à l'issue
(Si )
d'une guerre qui se rallumait à tous les instans
depuis dix-huit années, et à laquelle mit fin la
bataille de Zagmine où les Hongrois furent
défaits sans retour.
Aussitôt que Manuel cessa de tenir les rênes
de l'empire, les germes de destruction que les
trophées de la victoire pouvaient tout au plus
masquer, mais qui continuaient à se déve-
lopper au milieu même des champs de ba-
taille, reparurent plus effrayans que jamais, et
s'annoncèrent dès-lors comme les présages d'une
grande catastrophe qui s'avançait à pas de géant.
La dissolution existait au plus haut degré
chez le peuple , dans le clergé , chez les grands ;
presque toujours le chef de l'Etat était le plus
fortement atteint de la contagion, et s'offrait
Comme l'exemple révoltant du triomphe de tous
les vices, quelquefois comme le raffinement de
la cruauté, qu'on retrouvait même chez un sexe
sensible par nature ; plus que jamais l'usurpation
jouissait de tous les droits de la légitimité, aux
yeux des sujets, qui se faisaient un jeu d accorder
la pourpre et d'en dépouiller celui qui venait
de l'obtenir ; tous les gouverneurs des pro-
vinces, par leurs exactions, rendaient le titre
de despote aussi odieux que celui de tyran
(3a )
pouvait l'être à Syracuse, après que les Denys
et les Agalhocles les eurent portés; les dangers
les plus pressans n'étaient pas capables de sus-
pendre les disputes théologiques ; l'intrigue
s'emparait de toutes les affaires, occupait tous
les esprits, et triomphait partout au détriment
des droits les mieux acquis : il ne restait donc
plus d'espoir de salut. D'un autre côté , si les
Latins avaient opéré une puissante diversion
en faveur des Grecs pendant les premières
croisades, ils étaient réservés à leur porter le
coup mortel. Plus lard, il est vrai, les Byzantins
rentrèrent en possession de la terre natale, mais
jamais existence ne fut plus éphémère ; d'ailleurs
les Ottomans les suivirent de si près, éprou-
vèrent si peu de difficultés à les replonger dans
le néant, que cette dernière apparition, déco-
lorée, privée de vie, pourrait être regardée
comme une illusion.
Avec des antécédens aussi caractérisés on
est bien excusable de craindre que les Grecs
de nos jours, en supposant qu'ils retournent à
l'indépendance, ne marchent sur les traces des
Grecs du Bas-Empire. 11 esl bien plus faede en
effet de prouver leur filiation avec ceux-là
qu'avec les Aristide et les Phoeion. Cependant
35)
tous les jours on se complaît à les apparenter
de préférence avec ces derniers, sans tenir
compte de vingt siècles de décadence , de dix
siècles de corruption, et de quatre cents ans
écoulés dans l'avilissement d'une domination
étrangère. Rétablissez l'hyppodrome , les fac-
tions du cirque se réveilleront; relevez le trône
de Constantin , vous verrez Irène et Phocas re-
naître de leurs cendres; rendez au patriarcat
son ancienne splendeur , bientôt ses prétentions
orgueilleuses feront rougir de nouveau 1 hu-
milité chrétienne, et tendront à abaisser le
successeur de saint Pierre. Ces désordres ne
seraient rien , comparés à ceux qu'engendre-
rait chez cette nation un gouvernement re-
présentatif. Pour en avoir la mesure , il suffit de
jeter un coup d'œil sur toutes les intrigues
sourdes, sur toutes les perfidies, que la con-
voitise des principautés de Valachie et de Mol-
davie fait ourdir dans un seul jour. Observera-
t-on qu'on peut écarter ces présages en donnant
aux Grecs un prince étranger? s'il ne professe
pas rigoureusement la croyance de ses sujets ,
ce prince vivra déconsidéré au milieu d eux ; il
sera même constamment en butte aux entre-
prises hostiles d'un clergé puissant par la force
( H)
de l'opinion. Pour que l'autorité ne courût pas
les risques d'être méconnue et avilie , il y aurait
donc nécessité absolue à ce que le souverain
appartînt au rite grec ; niais alors l'Europe se
trouve forcée d'aller prendre l'élu dans la
maison des czars , et l'empire grec n'est plus
qu'un apanage de l'empire du Nord.
La faiblesse croissante des Grecs , surtout
l'occupation de Constantinople par les Latins,
déterminèrent de nouveaux démembrcmens,
et consolidèrent ceux qui s étaient opérés. Des
principautés, des royaumes, des empires même
s'érigèrent de toutes parts aux dépens d'une
puissance complètement décime. Dans ces
temps plus rapprochés du nôtre , les Bosniaques ,
à l'exemple de leurs voisins, avaient des bans,
des despotes particuliers , qui prêtaient foi et
hommage aux rois de Hongrie , auquel ils
pavaient tribut, et dont ils suivaient les ban-
nières en guerre. Souvent le même prince éten-
dait sa domination sur la Dalmalie, la Bosnie,
la Servie , et prenait le litre de craie , qui , dans
\n langue slave, répond à celui de roi.
Après que les Grecs furent rentrés en pos-
session de Constantinople, Michel Paléologue,
menacé par Charles, roi de Sicile, fit une.
( 55 )
alliance défensive avec les princes voisins, et
chercha surtout à l'étendre au craie de Servie ,
à qui il offrit la main d'une de ses filles pour
son fils aîné. La princesse, escortée de tout le
luxe asiatique, arriva dans la modeste demeure
du roi slave : elle put y remarquer la reine et
ses filles occupées des soins domestiques. De
part et d'autre on se regarda ; on s'aperçut
aussitôt que l'alliance serait mal assortie , et la
jeune fiancée revint en hâte trouver son père.
Ce trait moral donne à juger que les mœurs
des Slaves n'avaient point été influencées par la
corruption de leurs anciens maîtres. Aujourd'hui
on les retrouve encore telles qu'elles étaient
alors.
Andronic II, fils de Michel , pour changer en
relations d'amitié les dispositions du craie , dont
le voisinage était fort à charge à l'empire, ne vit
pas de moyen plus sûr de le désarmer que de lui
livrer sa fille. Dans le principe les empereurs se
contentaient du moins de donner de 1 or à
leurs ennemis ; par la suite ils ne regardèrent
plus à mêler le sang grec avec le sang des bar-
bares ; et même combien d'alliances n ont-ils
pas formées avec le croissant, qui devenait au
besoin leur bannière , lorsqu'il s'agissait de
(36)
marcher contre la croix , ou de faire triompher
un projet ambitieux. Cantacuzène nous en
fournit un exemple : il était beau- père d'Or-
chan, et s'aida de ce gendre puissant pour se
consolider sur le trône de son pupille. Plus
d'une fois aussi Orchan l'assista dans ses dé-
mêlés avec Etienne, craie de Servie, dont la puis-
sance , qui grandissait à vue d'oeil, avait déjà fait
des empiélemens alarmans sur les terres de l'em-
pire. On peut dire même que Cantacuzène n'eut
de soldats, pendant long-temps , que ceux du
sultan. Au reste, depuis des siècles l'Etat était
réduit à la triste condition de se dépouiller
pour entretenir des mercenaires dont les mal-
heureux Grecs devenaient les premières vic-
times.
Lorsque Cantacuzène eut déposé la pourpre
pour la partager im politiquement entre le pos-
sesseur légitime , dont il avait fait son gendre,
et son propre (ils , qui n'avait d'autres titres
que ceux de l'usurpation, le roi Etienne, con-
seillé par l'intérêt , se mêla aux dissensions
domestiques qui ne tardèrent pas à armer l'un
contre l'autre les deux empereurs. La mort
frappa ce prince à l'instant où il méditait de
nom cllo conquêtes. Il avait déjà réuni à ses^
( 57)
Etats, l'Albanie, la Thessalie, et une partie de
la Macédoine. Les Slaves, comme on voit,
étaient devenus fort puissans. Mais cette gran-
deur ne pouvait être que passagère : l'avenir
dévorait le présent ; une ère nouvelle allait
commencer.
Les choses se trouvaient dans cette situation
politique et morale , lorsque les Ottomans s'éta-
blirent en Europe. Ces conquérans , aussi avides
de butin que de gloire, arrivaient sur une terre
déchirée par lambeaux , morcelée entre des
milliers de petits tyrans toujours armés les uns
contre les autres, disposés à s'entre-détruire et
redoutés de leurs propres sujets au point qu'un
ennemi, quelle que fut sa croyance, pouvait s'at-
tendre à être accueilli comme un libérateur.
Il eût été impossible à une puissance , douée de
la vigueur du premier âge , de choisir une con-
joncture plus favorable pour se saisir d'une
proie que tout contribuait à rendre facile. Les
Grecs, incapables de résister, appelèrent l'occi-
dent à leurs secours ; mais tous les efforts hu-
mains ne pouvaient plus retarder leur dernière
heure. L'instant où elle devait sonner était
arrivé : Mahomet se présentait armé de l'arrêt
imprescriptible.
( 38 )
Avant le règne de ce prince, Soliman, fils
d'Orchan, Amurat I, Bajazet,Muça et Amu-
rat It avaient préludé par des victoires et des
conquêtes, qui niellaient déjà les Osmanlis en
possession d'un domaine immense en Europe et
dans l'Asie. Cependant le Péloponèse , l'Epire,
la Valachie et la Moldavie n'avaient pas subi
entièrement le joug. Le craie de Servie, dans
l'espoir de se sauver du naufrage, s'était appa-
renté avec Amurat deuxième du nom, et lou-
voyait dans les guerres sanglantes qui s'allu-
maient entre le sultan son gendre et Ladislas,
roi de Hongrie , que la chrétienté soutenait.
Ce rôle timide retarda sa perte, il est vrai, mais
il la rendit plus certaine , puisqu'il entraîna
celle de ses alliés naturels, et valut à Amurat la
victoire décisive de Varna.
Mahomet II, après qu'il se fut emparé de Con-
stant inoplc, déposa le craie, fondit ses Etats
dans sa vaste domination, et tous les princes
tributaires disparurent pour faire place à des
pachas. Depuis ce règne mémorable la Bosnie
appartient aux Ottomans. Selon le dire des
historiens turcs, suivis par Canlcmir, celte
province a été annexée à l'empire à l'issue d'une
bataille dans laquelle Etienne, son despote par-
• (39)
ticulier, perdit la vie. Ils ajoutent que le vain-
queur fit construire des forts pour se rendre
maître des défilés et s'assurer du pays. Elle fut
le point de départ de ce conquérant lorsqu'il alla
semer la terreur jusqu'aux portes de Venise, et
le camp retranché où il vint déposer les dé-
pouilles de la riclie Italie. Bajazet II envoya à
son tour une armée en Bosnie, soit que les lia-
bitans eussent méconnu le droit de conquête ,
soit qu'il fût question de l'étendre à la Croatie.
Cette seconde expédition coûta encorebeaucoup
de sang aux vainqueurs et aux vaincus. Jean
Torqualus commandait ceux-ci. Il tomba au
pouvoir des premiers, qui le présentèrent au
sultan comme le gage de la victoire qu'ils ve-
naient de remporter. Les nobles les plus consi-
dérables du pays suivirent la même destinée.
L'histoire ne dit pas si ce fut en qualité de
victimes ou comme simples otages qu on les
arracha à leur malheureuse patrie. Son silence
doit faire admettre de préférence la supposition
la moins défavorable.
Il manquait aux Bosniaques d'alors, pour
résister d'une manière victorieuse, ce levier
puissant qui soulevaient leurs terribles adver-
saires au moindre effort, du fanatisme, et qui
(40
ébranlerait avec une facilité aussi étonnante les
Bosniaques de nos jours.
Celte contrée limitrophe fournissait aux Ot-
tomans, dans leur splendeur, une excellente
base d'opérations pour porter la guerre dans le
Frioul, dont Mahomet II leur avait enseigné la
route ; dans la Dalmatie , qui devait s'offrir à
eux comme une portion du domaine que le ciel
leur avait promis; en Hongrie, où ils ont fini
par user leur gloire , dans les champs mêmes
témoins de son éclat le plus brillant. Les con-
quêtes amènent la satiété, et la nation la plus
belliqueuse, lorsqu'elle est surchargée de dé-
pouilles, harassée par des travaux dont la diffi-
culté va croissant, s'assoupit, surtout si le
prince lui-même sommeille sur le trône; mais,
pour qu'elle se réveille, il lui suffit d'être avertie
par le sentiment de sa propre conservation.
Alors elle peut étonner encore, et forcer la for-
tune à revenir sous ses étendards, si elle a con-
servé ses mœurs, si sa croyance religieuse ne
s'est pas affaiblie, et si le ciel lui accorde enfin
un chef qui ne craigne pas de se mesurer avec
le danger : cette esquisse est celle des Ottomans
de nos jours.
Une nation est bien redoutable quand elle
( 4i )
combat sur les tombeaux de ses pères. Ses forces
doublent lorsque le fanatisme lui crie que la foi
est en péril. Les annales ottomanes prouvent
d'ailleurs que les sultans qui ont vraiment régné,
sont ceux qui n'ont jamais laissé dormir le glaive,
et qu'ils doivent se faire craindre de leurs sujets
pour mériter d'en être aimé. Les princes les
plus absolus sont précisément ceux dont la mé-
moire jouit chez ce peuple de la plus grande
vénération, parce qu'ils ont pu entreprendre
de grandes choses , et qu'ils ont laissé les plus
glorieux souvenirs. Mahmoud, pénétré de cette
vérité, dure pour le siècle, plus d'une fois déjà
a essayé de la remettre en pratique, et ses ten-
tatives ont prouvé qu'elle n'a pas vieilli. Il a
donc satisfait à la condition qui donne au prince
le droit de tout entreprendre pourvu qu'il res-
pecte la coutume. 11 pourra le faire à coup sûr
s'il déploie lui-même l'étendard sacré. Quel
enthousiasme la vue d'un sultan qui ferait revi-
vre l'antique usage de commander en personne
ses armées, ne produirait-il pas chez les Musul-
mans !
Ce serait une erreur grossière de mesurer
la puissance des Osmanlis sur la faiblesse des
derniers souverains qui ont occupé le trône
( 4* )
d'Othman. La nation est toujours la même en
Turquie; le prince seul changé et cesse de con-
stituer l'Etat dès l'instant où il n'est pas doué de
la force de caractère nécessaire pour dicter sa
volonté. Une crise politique l'en! raine, mais sans
jamais amener l'anarchie et faire craindre la
dissolution. Tous les empires qui ont croulé
étaient loin d'avoir celle garantie, qui se présente
aussi comme la preuve irrécusable de la persé-
vérance des mœurs primitives et de l'intégrité
des institutions.
Aux Mahomet, aux Amurat, aux Suleïman
succédèrent des princes en bas âge, ou dont les
règnes n'offrent qu'une tutelle prolongée. Amu-
rat quatrième du nom interrompit cet enchaî-
nement malheureux. Comme ses illustres aïeux
il s'arracha à la mollesse du sérail, il brisa les
portes de celle prison où l'inquiétude veille aux
côtés du trône , et voulut montrer lui-même à
ses sujets découragés sans cire abattus, le che-
min de la victoire ou de la mort. Le nom Otto-
man, réhabilité en Europe et dans l'Asie,
réveilla les alarmes qui le devançaient aux épo-
ques de sa gloire. Mais après Amurat le vezir
représenta de nouveau le sultan à la tête des
armées, régnait souvent en son nom, el tous
(45 j
ceux qui se succédaient dans ce poste glissant
étaient loin d'avoir l'habileté, le désintéresse-
ment et la fidélité des Kiuperli. Parfois aussi
il arrivait qu'une milice mutinée les désignait
elle-même au pouvoir, à qui il ne restait plus
que le droit de confirmer une usurpation.
Dans le même temps la civilisation grandis-
sait en Europe ; enseignait aux soldats la disci-
pline ; aux généraux , l'art de conduire les
armées. Pierre 1 semait dans le Nord des germes
précieux qui se développaient avec activité dans
un sol auquel ils étaient inconnus. L'observa-
teur exercé lisait dans l'avenir l'époque où
l'empire ottoman serait forcé de recourir à la
politique de l'Europe pour s'élaver contre ses
voisins, surtout contre une puissance qui présa-
geait au berceau que dans peu elle serait un
colosse. II démêlait aussi , à travers le caractère
immuable de la nation, qu'elle trouverait dans
son propre fonds des ressources suffisantes pour
lutter avec éclat dans une guerre où il s'agirait
de sa propre conservation.
Les Ottomans ne ressemblent en rien aux
Grecs dégénérés du Bas-Empire. Ils peuvent
être retardés de plusieurs siècles , mais à ce trait
on reconnaît qu?ils n'ont point vieilli , et qu'ils
( 44 )
ne sont pas usés. Toutes les fois qu'ils restent
au-dessous de leur ancienne réputation, c'est
qu'il leur manque un chef. Après les revers
mérités qui, sous les règnes de Mahomet IV et
de Suleïman lî, leur firent perdre la Hongrie ;
qui ouvrirent aux impériaux les provinces inté-
rieures, le dernier des Riuperli les remit sur
la route de la victoire , et leurs ennemis purent
douter , dès la première rencontre, si c'était
bien eux qu'ils avaient vaincus. Une cause
semblable produisit les mêmes effets dans les
campagnes qui précédèrent le traité de Belgrade.
Au reste il suffit de lire l'hommage rendu par
Montécuculli, à qui personne ne contestera le
droit de les juger. Ce témoignage authentique
est fortifié par d'autres également appuyés sur
des autorités recommandables. Loyd parle des
Ottomans, que plus d'une fois il avait vus de
près, de manière à prouver qu'il était loin de
les mépriser comme ennemis. Le maréchal de
Saxe, qui avait aussi acquis sur le champ de
bataille la mesure de leurs forces, ne dédaigne
pas d'emprunter quelques-unes de leurs insti-
tutions pour enrichir sa constitution militaire.
Marsigli, leur prisonnier, bien qu'il soit géné-
ralement pour eux un juge sévère cl partial, ne
(45)
les condamne pas sur tous les points. Le prince
de Ligne enfin parle d'eux avec ces sentimens
d'estime auxquels on reconnaît un ennemi
généreux qui ne se fait pas violence pour payer
tribut à la valeur des vaincus. 11 recommande
d'ailleurs plusieurs de leurs pratiques en guerre
comme bien entendues et dignes d'être adop-
tées par la tactique européenne.
Le jour où les Ottomans seront vraiment dé-
pouillés de leurs vertus guerrières sera celui où
la foi religieuse les abandonnera. Cette intrépi-
dité aveugle en présence du péril ; cette rési-
gnation plus courageuse encore dans l'adversité;
cette soumission absolue devant le pouvoir , et
qui devient plus passive lorsqu'elle s'est démentie
un instant, tout ce chef-d'œuvre du législateur
s'anéantirait devant un jet de lumière; et mal-
heur à ceux qui en seraient frappés ! Avant d'ar-
river aux Ottomans nous avons vu un empire
caduc expirer par les suites de ce poison lent
que distille l'immoralité; nous retrouvons sur le
même sol un gouvernement dégradé que les
mœurs de la nation soutiennent et défendent en
dépit de lui-même.
Mustapha ÏI aurait pu faire rentrer la Porte
en possession de la Hongrie, si ce prince,
La Bosnie. 5
(46;
pénétré de la dignité du nom ottoman , au point
même de pousser ce sentiment jusqu'à un or-
gueil déréglé, avait eu, pour guider ses armées
de terre et diriger ses louables intentions, un
chef aussi habile que Mezzomorto , son capitan
pacha; mais il fut mal secondé dans ses entre-
prises. On doit convenir aussi que jamais l'em-
pire ottoman n'a eu à combattre des ennemis
plus redoutables et aussi nombreux. 11 suffit de
nommer Pierre I,r, le prince Eugène, et l'élec-
teur de Saxe Frédéric- Auguste. Venise, l'Au-
triche, la Pologne et la Russie formaient une
ligue redoutable qui entamait ses frontières sur
plusieurs points à la fois.
La politique européenne chercha , au congrès
de Carlowitz, à atténuer les pertes de la Porte.
Ce traité, quoiqu'il ne fût pas aussi désavanta-
geux pour elle qu'on pouvait s'v attendre, d'après
ses désastres, ne signale pas moins une époque
de décadence manifeste par les concessions qu'il
prescrivit à une puissance conquérante, qui con-
sentit dès lors à rétrograder, Home, menacée de
beaucoup plus près , continua la guerre et ne
signa la paix qu'aux portes de Carthage. Les Otto-
mans portent un jugement semblable sur le traité
de Carlcrwitz, qui même contribua beaucoup à
C ^7 )
la déposition du sultan. La nation , en Tur-
quie, ne partage pas toujours les fautes du gou-
vernement, quand il pèche par le manque
d'énergie. U est vrai qu'il arrive aussi qu'elle lui
en fasse commettre de graves lorsque son effer-
vescence parvient à l'entraîner. Mais le traité
du Pruth est celui qui a influé de la manière la
plus funeste et qui influera le plus long-temps
sur les destinées de l'empire ottoman : Pierre
le-Grand, emprisonné dans son camp, tombait
au pouvoir de ses ennemis sans ce traité secou-
rable, et la puissance des czars se trouvait
arrêtée dans son cours.
C'est à dater de la paix de Carlowitz que
l'Unna et la Save établissent, du côté de la
Croatie, la délimitation du pacbalik de Bosnie.
Pendant long-temps celle province a singu-
lièrement favorisé les Ottomans dans le rôle d'a-
gresseurs. Lorsqu'ils furent réduits à prendre
l'attitude défensive, le prince de Bade y péné-
tra : mais il se borna à entamer les frontières ,
retenu par la nature du pays. Plus lard , le
prince Eugène s'y mon Ira aussi ; et, malgré les
succès qui couronnèrent d'abord son entre-
prise , il renonça à consolider ses conquêtes ;
en sorte que cetle course se réduisit à ruiner
U» )
quelques châteaux cl à faire du butin : il devient
difficile en effet de se maintenir dans un laby-
rinthe aussi dangereux.
Après la célèbre bataille de Belgrade, la con-
cession de la Servie et de la Bosnie était une des
conditions que le vainqueur mettait à la paix.
Achmet III occupait alors le trône. Il se révolta
à cette proposition offensante. Pendant les négo-
ciations, l'Espagne produisit une diversion heu-
reuse en menaçant l'Autriche. Le traité de Pas-
sarowitz, signé sous ces auspices, respecta les
droits de la Porte sur les deux provinces deman-
dées d'abord ; mais il lui enleva Belgrade. Ce bou-
levart, devenu célèbre parles Ilots de sang qu'il
a déjà fait verser, est destiné à jouer constam-
ment le premier rôle dans les démêlés de l'Au-
triche avec la Porte.
Loin de reconquérir ses anciennes frontières,
l'empire ottoman perdait toujours du terrain.
Ses forces, affaiblies par les grands changemens
politiques et moraux que l'Europe avait éprou-
vés, ne s'accordaient plus avec une aussi vaste
extension. En les concentrant il tendait à ré-
tablir l'équilibre. Les guerres qu'il a soutenues
depuis contre l'Autriche confirment celte re-
marque. La Valachie et la Moldavie sont en-
( *.
core en dehors de la ligne qui lui est tracée par
la défensive ; aussi rien de plus précaire que
leur possession. Mais si les Ottomans ont dé-
cliné en Europe , ils conservent leur supé-
riorité à l'égard des nations de l'Asie. C'est
même dans ces contrées qu'ils sont appelés à
réparer leurs pertes , et à verser leur trop plein,
si jamais un concours de circonstances heu-
reuses rend à leur gouvernement sa vigueur
première. Dans la guerre qui a amené le traité
de Belgrade, et les a fait rentrer en possession
de cette place indispensable à leur sûreté, ils
retrouvèrent incontestablement celle même su-
périorité à l'égard des Autrichiens. Battus dans
plusieurs rencontres , ceux-ci furent chassés de
la Bosnie et de la Servie, où ils avaient pénétré.
Sans le concours de la Russie, qui ne jouait
déjà plus, à cette époque, le simple rôle d'auxi-
liaire, peut-être même que le Croissant victo-
rieux aurait flotté sur les murs de Témeswar
et de Bude. L'impulsion était imprimée par
des chefs enlreprenans, et le succès avait rendu
la confiance : dans cette disposition morale ,
l'audace et l'opiniâtreté doublent les forces des
Ottomans.
Ces hommes, d'une valeur éprouvée, d'une
(5o)
sobriété rare et d'un tempérament robuste ,
n'ont besoin que de conseils. Le meilleur qu'on
puisse leur donner , c'est de suppléer sur le
champ de bataille; au manque de discipline et à
l'ignorance en tactique, par le choix de posi-
tions qui soient à la l'ois offensives et défensives.
Celte condition remplie , qu'ils se montrent
toujours attentifs à retrancher leur camp afin
d'y trouver un asile en cas d'échec, et de pré-
venir ces déroutes inévitables pour une multi-
tude battue. En supposant leurs ailes bien cou-
vertes ou appuyées par des reinuemcns de terre,
au défaut d'obstacles naturels, qu'ils jettent en
avant de leur front quelques redoutes, avec
1 intention d'accroître leur sécurité, et de se
ménager le privilège de l'initiative. Cette pre-
mère ligne, munie d'artillerie, protégera les
attaques en colonnes par les intervalles , et per-
mettra à ces mêmes colonnes repoussées, de venir
se reformer sous leur feu. Une pareille tactique
déconcerterait singulièrement une armée ma-
nœuvrière qui compterait sur la facilité de ses
formations en colonnes, sur la rapidité de ses
déploiemeus, sur !<■> mouvemens de flanc déro-
bespour déborder et tourner un ennemi habitué
.m contraire à we regarder que devant lui, et à
( 5i )
marcher au but par la ligue la plus courte.
Elle donnerait à ce dernier la facilité d'étu-
dier son adversaire sur le champ de bataille
même; de se convaincre que ce champ de ba-
taille est en effet un échiquier où toutes les
pièces doivent obéir à un mouvement combiné ;
enfin c'est la tactique que Pierre-le-Grand
suivit à Pultawa , et qui a mis les Russes sur la
route de la fortune. Quant à l'ouverture des
marches, à l'ensemble des lignes d'opérations ,
les Ottomans n'ont pas , il est vrai, d'écoles où
l'on enseigne cette science compliquée; cepen-
dant ils ont prouvé qu'avec des conseils ils
pouvaient la comprendre et la suivre. Mais
il est à regretter que le sort de ceux qui sont
appelés chez eux à commander les armées, soit
si précaire; que l'expérience, les lalens mili-
taires, souvent rendent le gouvernement plus
ombrageux que confiant. Cette politique désas-
treuse est peut-être la principale cause de la
mauvaise fortune qui s'est attachée à ses armes,
depuis qu'il les mesure avec la Russie. Ln sultan
qui commanderait en personne, ou sous les yeux
duquel l'armée agirait, ferait disparaître celte
cause d'infériorité, et changerait inopinément
la face des choses, de manière à démentir toutes
(52 )
ces prédictions qui , depuis un siècle , se répè-
tent sans s'accomplir.
La nation ottomane est trop virile; elle est
douée d'un caractère trop prononcé, on peut
dire même trop absolu, pour toucher à son
heure dernière. Tout, jusqu'à ses révolutions
sanglantes , à ces milliers de félons qui s'engen-
drent à chaque instant dans son sein, et vont
héroïquement au-devant d'une fin tragique, an-
nonce qu'elle est pleine de vie et qu'elle joue avec
l'idée de la mort. De même que les grands cou-
pables qu'elle enfante, tous remarquables par
une physionomie hardiment esquissée , il fau-
dra l'exterminer pour en avoir raison. La reli-
gion seule a le droit de la faire fléchir: et la
religion lui commande de ne plus regarder aux
sacrifices lorsqu'il s'agit de sa dignité. Une
garantie bien forte encore pour cette nation ,
c'est la persévérance avec laquelle on l'a tou-
jours vue poursuivre ses projets, et l'opiniâtreté
qu'elle met à vouloir quand elle oublie d'obéir.
Chez elle tout est ressort, le système muscu-
leux domine toujours, et ses mouvemens se
trouvent soumis à un tempérament bilieux qui
médite long -temps avant de manifester sa
pensée.
(53)
Monlécuculli, en décrivant la constitution
militaire des Ottomans et la conduite qu'ils
tiennent dans les cas variés qu'on rencontre à
la guerre, fait une réflexion qui contient la
révélation de leur changement de fortune, a Le
Turc , dit ce grand capitaine , n'attend point
la guerre chez lui; toujours il va la porter chez
les autres. )) C'était aussi la maxime des Ro-
mains. L'offensive fait essentiellement partie du
caractère musulman ; de là vient que les Turcs
combattent avec bien moins d'ardeur pour la
défense de la Valachie et de la Moldavie, que
s'il s'agissait encore de conquérir ces provinces.
Cependant il n'est pas permis de douter qu'ils
n'opposent la résistance du lion à l'ennemi qui
viendra les attaquer chez eux , c'est-à-dire en
deçà du Danube.
Depuis la paix de Belgrade la fortune des
Ottomans est toujours allée en déclinant, parce
qu'ils n'ont plus combattu que pour conserver
des provinces reculées vers le nord, contre
une puissance qui suivait au contraire la grande
route tracée par la nature , en s'avançant vers les
contrées méridionales. Dès l'instant où fut sou-
scrit le traité de Kaïnargik , qui mit la Russie
en possession de la méritoire, et priva la Porte
(54)
de cette armée permanente de Tartares campée
en première ligne, elle aurait pu prévoir que
plus tard elle signerait la paix à Jassy et à
Bultaretz, toujours à des conditions humiliantes.
Elle doit s'attendre encore à ce que cette dure
épreuve se renouvelle aussi long-temps qu'elle
aura des possessions sur la rive gauche du Da-
nuhe. Ce triste avenir est d'autant plus certain
que ces possessions hasardées sont actuellement
à la merci de la Russie, qui exerce sur elles, par
anticipation, un patronage ostensible comme
sur un héritage assuré. D^un autre coté les Ot-
tomans, fidèles observateurs de leurs engage-
mens envers les vaincus, ont dérogé, en Valachie
et en Moldavie, au système de colonisation,
suivi par eux dans toutes leurs conquêtes, et
qui contribuerait puissamment aujourd'hui à
leur assurer la conservation des deux provinces.
La politique n'est jamais immolée impunément à
la foi des traités; et malheur à ceux qui adoptent
la maxime contraire ! L'impératrice Catherine
a prouvé à l'Europe que l'autre était sa maxime
favorite. Quelles sont les armes auxiliaires
qu'elle a mises en jeu pour combattre une puis-
sance bien [dus ignorante en perfidies diploma-
tiques qu'en stratégie ; qui attendait son adver-
( 55 )
saire sur les frontières, tandis qu'il s'était déjà
glissé au cœur de ses Etats, qu'il y fomentait les
troubles, lui suscitait des ennemis domestiques
partout où il pouvait apercevoir des élémens
d'insurrection; enfin qui continuait à lui faire la
guerre, après même la signature delà paix, et
sous les apparences trompeuses de la cordialité.
Le caractère noble et élevé de l'empereur
Alexandre repousse bien sûrement ces moyens
incompatibles avec sa politique généreuse; mais
son cabinet, familiarisé de longue main avec
une tactique qui a secondé si puissamment trois
guerres consécutives , apporte t-il la même
franchise dans ses plans de campagne?.... Les
armes cessent d'être égales dès l'instant où la
bonne foi, à plus forte raison la bonhomie ,
se trouve en présence de la déloyauté ; et si les
Ottomans ont été vaincus , ce n'est pas à eux
qu'on peut en faire le reproche. Au reste leurs
ennemis ont payé bien cher les lauriers qui
parent leurs fronts; et le sang dont ils les ont
arrosés ne leur donne point encore la mesure de
celui que leur coûterait la riche moisson qu'ils
se flattent de faire dans les murs de Constanti-
nople. Voici en abrégé cet enchaînement d'in-
fortunes qui a déconsidéré les Turcs au point
(56)
de faire regarder leur établissement en Europe
comme un camp de Tartares dont l'Asie va
devenir le refuge.
Sultan Mustapha 1ÏI , doué d'une force de
caractère conforme aux circonstances , et
éclairé sur les vues ultérieures de Catherine,
dont l'ambition dévorait déjà la Pologne, avait
déclaré la guerre à cette souveraine par un
mouvement qu'on peut nommer chevaleresque.
Son successeur Abdul-Hamid, trop pusillanime
pour lutter avec la mauvaise fortune , n'aspirait
qu'à conclure la paix , et la signa contre le vœu
de la nation. On dit même à Constantinople
que, pour vaincre sa répugnance et mettre l'L-
léma dans l'obligation de souscrire à l'éman-
cipation des Tartares , le grand vezir eut l'in-
struction secrète de se laisser envelopper par les
Russes. Les 1 5,ooo bourses qui furent comptées
à l'impératrice Catherine à Kaïnargik, servirent
à lui acheter de nouveaux partisans dans l'empire
ottoman.
Dix années s'écoulèrent ensuite dans un état
sourdement hostile. Le grand vezir Issuf-Pa-
cha, devenu tout-puissant près de son maître,
mais dont la faveur était menacée par les intri-
gues du sérail . forma une alliance secrète avec
("57 )
les ambassadeurs de Prusse et d'Angleterre.
Dans l'iiitention de se rendre de plus en plus né-
cessaire , et de détourner l'orage qui menaçait ses
trésors, il seconda les efforts des deux ministres
étrangers près de la Porte , pour la déterminer
à tenter de nouveau le sort des armes. Abdul-
Hamid, habitué à céder, se laissa persuader sur
le succès d'une guerre qui allait, lui disait-on,
faire rentrer la Crimée sous sa domination. Jo-
seph II s'empressa de se joindre à la Russie, coin
vaincu de son côté que le moment du partage
de la Turquie d'Europe était arrivé. Il entra en
Moldavie par la Buckovine, entama avec beau-
coup de peine les frontières de la Bosnie, défen-
dues par sa vaillante population ; mais les Otto-
mans, en pénétrant dans la Hongrie, opérèrent
une puissante diversion, et causèrent à leurs
ennemis de plus grands dommages que ceux
qu'ils avaient reçus.
Laudhon rappela la fortune sous les enseignes
autrichiennes. ïl parvint à s'emparer de Bel-
grade; et ce coup décisif le rendit maître en peu
de temps de la Servie. Cependant les projets
ambitieux de son souverain demeurèrent sans
résultats. Le traité de Sislow, qui fut signé sous
(53)
l'influence des cabinets de Londres, d'Amster-
dam et de Berlin, par Léopold II et Selini III,
qui avaien l succédé sur ces entrefaites à Joseph II
et à Sultan Abdul-Hamid , rétablit les deux puis-
sances belligérantes dans leurs anciennes limites.
C'était l'impératrice Catherine qui devait re-
cueillir les fruits de cette lutte sanglante. Le
traité de Jassy l'établit sur la route de Byzance
que son ambition se complaisait à parcourir,
et qu'elle montrait déjà à sa flotte.
Ces deux guerres consécutives et. malheu-
reuses, en affaiblissant l'empire ottoman, en-
gendrèrent dans son sein une nuée de brigands
qui le déchiraient ; des pachas indépendans qui
le paralysaient sur plusieurs points, dans le
même temps qu'il faisait tête à deux puissances
colossales. De leur coté celles-ci trouvaient
moyen de maintenir les autres dans un système
de neutralité dont la Porte allait être victime.
Cependant Mustapha avait pris les armes pour
combattre l'influence qui a décidé le sort d'une
nation qu'on ne trouve plus dans la balance
politique de l'Europe, peut être parce que ce
prince a été abandonné à ses propres forces.
Dans la première guerre, livrés à eux-mêmes,
les Ottomans ne furent secondés que par la
(59)
Suède pendant la seconde; encore celte assis-
tance fut si faible qu'elle mérite à peine d'être
comptée. La Prusse, l'Angleterre ne leur offri-
rent que des conseils intéressés, et leur mé-
diation armée, quand le mal était à son comble.
Au milieu d'un concours de circonstances si
propres à décourager , ils prouvèrent que l'en-
thousiasme pourrait se réveiller chez eux toutes
les fois qu'il s'agirait du salut de 1 empire, et
qu'ils n'iraient pas avec moins d'intrépidité que
leurs pères à la rencontre de la mort. La dé-
fense opiniâtre qu'ils tirent dans Ismaïlow,
vient à l'appui de cette remarque; et, pendant
ces deux guerres, les armées qu'ils mirent sur
pied présentèrent constamment une masse de
trois cent mille combattans ; mais ces hommes
déterminés manquaient de chefs»
Dès l'instant où une condition aussi impérieuse
n'est point remplie , une armée n'offre qu'un
corps sans âmej; et plus elle est nombreuse ,
plus les succès de l'ennemi sont brillans et as-
surés. La discipline européenne et la nouvelle
tactique dont Frédéric venait de fonder la
grande école sur les champs de bataille de la
Silésie , leur prouvaient plus que jamais qu'ils
devaient se plier aux mêmes institutions , ou
(6o )
renoncer aux engagemens généraux. Ce sont
eux , d'ailleurs , qui ont réhabilité une maxime
dont la victoire a fait sa devise , et qui leur a
conservé la supériorité aussi long-temps qu'ils
l'ont mise en pratique. Mais par cela même
qu'ils ont donné dans un temps l'exemple de
la discipline la plus austère il est permis d'es-
pérer qu'ils sentiront enfin la nécessité absolue
d'y revenir.
Selim III, pénétré de ce besoin impérieux,
se montra animé du désir bien prononcé de
marcher dans la roule de la régénération. Le
corps des Ulémas , la généralité de la classe
aisée, appuyèrent ses innovations aussi long-
temps qu'elles ne prirent pas un caractère
alarmant, et que' le prince respecta les cou-
tumes. Mais il monta sur le trône pour signer
une paix honteuse qui dut faire rejaillir sur son
règne une première défaveur. La guerre qu il
eut à soutenir plus tard contre la France, si,
d'une part, elle le fit rentrer dans l'entière
possession de l'Egypte . usurpée par les beys;
de l'autre, elle établit plus que jamais un contact
périlleux entre les dignitaires de l'empire et
les cabinets étrangers , qui profitèrent d'une in-
timité jusque là inconnue , pour envahir le
(6, )
divan, el pour y semer à pleines mains la cor-
ruption. Surtout elle fournit à la Russie les
moyens de jeter les fondemens de celte puis-
sance de relations intérieures si favorable à ses
projets ambitieux, et dont les grands événemens
qui remplissent le présent, qui effraient l'ave-
nir, sont la funeste conséquence.
Sultan Sélim dans le même temps était en proie
aux inquiétudes que lui donnaient de nombreux
ennemis domestiques. Au lieu de réprimer les
janissaires, il accrut leur audace par défaut
de caractère. ïl légua à son successeur une
guerre soutenue sans énergie , parce que toutes
les ressources de l'Etat, toute la valeur de la
nation étaient absorbées dans les révolutions et
les dissensions intestines. Enfin, à cette époque
calamiteuse, le gouvernement français, vers
lequel l'entraîna sa politique , abusée par l'in-
clination, sous le nom perfide d'allié protec-
teur, était son plus dangereux ennemi.
Lorsque ce prince eut été précipité du trône , '
les inquiétudes , légitimées par l'ambition bien
démontrée de Bonaparte, firent commettre à la
Porte une autre faute également capitale, en
la décidant à accéder à la paix quand son intérêt
plaidait pour la continuation de la guerre. La
La Bosnie. /
( 62 )
Russie doil regarder le traité de Bukarelz comme
un coup de fortune inespéré, bien moins à
raison des concessions nouvelles qu'il lui a valu ,
que des concessions anciennes qu'il lui a ga-
ranties , et qu'elle était en danger de perdre :
il est le résultat de ces intelligences que nous
avons signalées. Quant à Sultan Mahmoud, à
peine consolidé sur le trône à l'époque où il se vit
forcé de ratifier ce traité , il n'avait pas encore
réhabilité l'autorité de manière à pouvoir élever
la voix plus haut qu'un faux principe de sécurité
venu du dehors et généralement répandu dans la
nation. Aujourd'hui le ressort est retrempé; le
gouvernement ne procède plus par hésitation ;
le sultan a réintégré le sceptre dans ses droits,
et la nation a repris cette attitude fière qui
promet une guerre à mort : les temps sont donc
changés , et le passé ne doit plus servir de règle
pour interpréler-4 avenir.
Dans ce tableau rapide nous n'avons pas fait
mention de Mustapha IV, qui ne succéda à
Sélim que pour descendre du trône avec humi-
liation et le céder à Sultan Mahmoud. Comme
souverain son existence n'a été qu'éphémère.
Il a vécu, mais a-l-il régné ?
( 63 )
VWVYWWA. VWVW** vv w vv a\iwv\\vvwuu\iwwvvwwwvvw\\ui VWVWWVWl v
CHAPITRE II.
Géographie , physique, statistique , situation relative , et
économie rurale.
.Le pachalik de Bosnie se compose de la Bosnie
proprement dite, de la Croatie turque, de l'Erzé-
govine, et du Sandjak de Novi-Bazar , autre-
ment de la Rascie.Celte province frontière s'élève
comme un rempart entre le monde chrétien et
le domaine de l'Islamisme; entre les contrées
soumises au régime oriental et celles où les
principes opposés acquièrent au contraire un
développement alarmant pour l'ordre social ; la
Bosnie enfin présente la ligne de démarcation
la plus tranchante sous le rapport de la phy-
sionomie des peuples , des mœurs et des usages.
Un Européen, en franchissant cette ligne, se
trouve transplanté comme par enchantement,
au milieu de la haute Asie; du moins les mé-
tamorphoses qui s'opèrent autour de lui, partout
(64)
où il porte ses regards, peuvent bien provoquer
et taire naître chez lui une illusion que l'élude
morale vient ensuite justifier.
La Bosnie, a raison de son étendue, de sa
population belliqueuse, de sa position géogra-
phique , des nombreux cours d'eau qui la tra-
versent et des aspérités qui la couvrent, tient
le premier rang parmi les provinces de la
Turquie d'Europe. C'est un boulevart où la
puissance des Ottomans trouverait un dernier
refuge, pourrait se retrancher et vendre chère-
ment son dernier soupir. Au nord elle est
bornée par l'Unna et par la Save, qui la séparent
de la Croatie autrichienne et de la Hongrie. A
l'ouest le Likaner et leProloke lui fournissent
une excellente barrière relativement à la pre-
mière de ces deux provinces et à la Dalmatie;
elle touche au sud à l'Albanie; à l'est elle est
en contact avec la Servie el la ïloumélie, dont la
Drinaetla Mitrovitza la détacheht. Sa position
géographique est entre le i3e < ! le 19" degi <
de longitude du méridien de Paris; entre le
42e et le t5' degré de latitude.
Le Likaner présente une chaîne fortement;
exprimée, qui est la principale ramification des
'• Ipes Juliennes. Elle se partage en deux autri
( fifi )
sur les frontières de la Botnie et de la Croatie
autrichienne , au point de relèvement où la
Zermagna et l'Urina prennent leurs sources. La /
chaîne proprement dite continue à courir du
nord-ouest au sud-est ; coupe la Bosnie en
longueur; traverse l'Albanie dans le même sens;
jette des contreforts nombreux dans la Roumélie,
la Macédoine, et va finir en Morée. L'autre, qui
n'est qu'un appendice de la première , continue
à servir de délimitation à la Bosnie du côté de
l'ouest; se dirige parallèlement au littoral de
l'Adriatique , et s'en rapproche de manière à se
confondre souvent avec lui. Entre ces deux
remparts est comprise l'Erzégovine , autrement
la Bosnie méridionale.
La chaîne du Proloke est hérissée de rochers
que les eaux diluviennes et pluviales ont minés
et mis à nu. On n'y remarque qu'une végé-
tation rare et souffrante, contrariée, en hiver
par des vents impétueux , en été par un soleil
brûlant, et qui n'est guère rafraîchie que par
ces abondantes rosées inhérentes aux climats
chauds. Les couches calcaires qui entrenl
dans son organisation, par une suite de leur
inclinaison et du dérangement que leur ordon-
nance primitive a éprouvé, favorisent Finfil-
(66)
tration des eaux. Dans la saison des pluies, ou
bien à la suite d'un orage , on voit ces mêmes
eaux sourdre inopinément dans l'Erzégovine et
la Dalmatie. Pendant quelques instans elles
coulent à la surface du sol , et vont de nouveau
se perdre, à la faveur des entonnoirs qu'on y
rencontre fréquemment , surtout dans la plaine
de Livno, où sans le secours de ces issues sou-
terraines elles se trouveraient emprisonnées.
Celte chaîne ou plutôt cet appendice donne
naissance, sur son versant ouest, à la Zermagna,
à la Kerka el à la Cettina , qui , après un cours
rapide à travers la Dalmatie, se jettent dans
l'Adriatique. Plus loin il est interrompu par la
Narrenla dont il forme la berge droite près de
son embouchure. Son versant occidental fournit
quelques médiocres affluons à ce cours d'eau
principal , et donne naissance à des bassins
fermés , qui forment anomalie dans le plan ré-
gulier de la nature.
C'est bien moins sous le rapport de l'élévation
que relativement à l'aspérité, qu'on doit regarder
cette chaîne comme une défense excellente pour
la Bosnie. Le Proloke, qui est un de ses points
cùlminans , n'a guère que 700 toises au-dessus
■ lu niveau de la mer; mais ce passage", 1 un crels
( 6?)
plus fréquentés par les Dalmales el les Turcs,
est hérissé d'obstacles naturels , que les habitans
et les chevaux du pays ont eux-mêmes de la
peine à surmonter. Les routes , partant de Kuin,
d'Inioski, de Vergoratz et de Raguse pour pé-
nétrer dans l'Erzégovine , sont moins difficul-
tueuses il est vrai ; cependant elles se bornent
également à des sentiers tracés péniblement par
les bêtes de somme à travers les rochers. Ces
remparts défendent bien mieux les deux pro-
vinces contre leurs tentatives réciproques , que
les obstacles créés par l'art sur leurs territoires
respectifs. Pourtant les Bosniaques plus d'une
fois ont franchi cette barrière. Dans un temps
même, ils faisaient fréquemment des courses
sur les terres de leurs voisins , comme l'attestent
encore les tours défensives et les murailles éle-
vées à la gorge des péninsules , qu'on trouve
à chaque pas en parcourant la Dalmatie.
La grande chaîne, sur son versant sud-ouest ,
présente à quelques différences près le même
caractère que le Proloke : les rochers s'y mon-
trent à nu ; le sol paraît frappé de stérilité ;
mais à mesure qu'on approche du plateau qui
la couronne , la végétation se réveille , et la
culture, mettant à profit les vallées , rentre peu
(68)
a peu dans ses droits. Ce versant donne nais-
sance à la Narrenta, qui arrose la campagne
de Mostar, et va se perdre dans l'Adriatique
près du fort Opus; à la Moracca, qui coule dans
une vallée supérieure, traverse le lac de Scu-
tari , et se rend à la mer au-dessous de Dulcigno;
à Ja Rama et au Mostar-Blato , qui sont les
afïluens principaux de la Narrenta j enfin à la
rivière de Trebigne , qui rassemble les eaux
d'une vallée inférieure , dont la direction est
parallèle à celle où coule la Moracca. Après
Sugliaka ou Kupris , qui est un point culminant,
on trouve, en descendant vers le sud , le mont
Ivan, autre point de relèvement plus prononcé
que le premier , au pied duquel la Narrenta,
la Moracca, d'une part; la Bosna, la Migliaska,
de l'autre , prennent leurs sources. Les mon-
tagnes qui forment le bassin de la Narrenta près
de son origine sont nues à leur sommité , mais
boisées à leur base. Le mont Ivan est couvert
de forets et de pâturages; En continuant à des-
cendre, on observe que la chaîne reprend le
caractère âpre des aspérités de la Dalmatie;
et cette nudité paraît plus sensible encore dans
les contreforts qui se développent tant au nord
pfau sud deMôsiar. Ces montagnes dégradées
( «9 )
annoncent, par les écarts qu'on y remarque,
qu'elles ont été tourmentées par les eaux plus
long-temps et plus tard que les autres parties
du globe. Leurs couches calcaires présentent,
de même qu'au Proloke, une inclinaison pro-
noncée, et sûrement des cavités profondes qui
servent de récipiens aux eaux pluviales. De ces
masses sortent tout formés des cours d'eaux
considérables , que souvent d'autres réservoirs
absorbent à une médiocre distance du lieu qui
les a vus naître. Les monts où la Rama prend
sa source montrent encore des parties boisées,*
mais plus bas les deux contreforts qui dessinent
le bassin de la Narrenta sont complètement dé-
pouillés. La campagne deTrebigne, surtout en
se rapprochant du littoral, présente sans adoucir,
ce tableau qui attriste si souvent l'œil en Dal-
matie. Ce sont ici des amas de pierre disposés
en gradins , et parallèlement à la grande chaîne ;
là des plaines entières hérissées de rochers; à
chaque pas on remarque le travail opiniâtre
des eaux aidées du temps, pour se creuser
des entonnoirs où vont se perdre celles qu'on
rencontre, de loin en loin, dans cette contrée
dévorée aujourd'hui par un soleil brûlant. Tel
est l'aspect général du pays depuis Trebigne et
( ?o)
même depuis Blagai au-dessous de Mostar,
jusqu'au littoral; seulement le fond des vallées
oflVe ça et là quelques traces de culture dont
l'œil est d'autant plus avide quelles sont très-
rares. La plaine de Glubigne est dans ce cas;
il en est de même du Campo-Propovo et du
petit vallon de la Bigova, où les eaux ont formé
desdépôts déterre végétalearrachéeauxversans
Mais sur la rive droite de Narrenta, la nature
se montre moins sévère : la plaine de Livno ,
par exemple, qui peut avoir deuxlieuresen lon-
gueur, sur trois heures de largeur moyenne,
généralement est productive. Il en est de même
des cantons de Sevitza et de Kupris.
La Bosnie septentrionale forme avec l'Erzé-
govine une opposition tranchante. Sur le versant
nord-ouest de la grande chaîne on trouve sans
interruption de belles forêts , de gras pâtu-
rages, des eaux abondantes; l'humus partout
\ forme une couche épaisse : en deux mots . la
végétation nulle part n'est pins florissante et
aussi vigoureuse. Denombreui contreforts cou-
ronnés de bois se détacheni de la crête . et
tendent en s'abaissant graduellement vers la
Save et la Morava de Servie. Parmi les" vallées
multipliées dont ils établissent la séparation,
( 7i )
celles où coulent l'Urina, la Verbalz, la Bosna,
la Drina , la Lim, l'Ibar, la Mitrovilza , tien-
nent le premier rang, formant autant de bassins
distincts. Des affluons souvent abondans,detous
côtés viennent grossir ces rivières principales ,
qui sont rapides et encaissées pendant une
grande partie de leur route. La Save reçoit
les cinq premières; les deux autres joignent
leurs eaux à celles de la Morava , qui les porte
au Danube. La Drina , dans laquelle la Lim
afflue, est la plus considérable de toutes. Elle
coule longtemps entre la Bosnie et la Servie.
Les autres, si l'on en excepte la Lim et flbar,
présentent aussi une masse d'eau imposante;
cependant elles sont guéables par endroits dans
la belle saison , mais torrentueuses et sujettes
à des crues subites. Celte remarque me con-
duit à observer qu'en été les orages sont très-
fréquens dans celte contrée ; qu'au printemps
la fonte des neiges est abondante et ne s'o-
père que lentement : d'où l'on conclura qu'une
armée envahissante ne pourrait guères compter
sur la facilité trompeuse de passer sans équi-
pages de ponts , les nombreux cours d'eaux
qui arrosent la Bosnie. Les principaux en gé-
néral sont navigables jusqu'à des distances plus
(7» )
ou inoins grandes de leurs embouchures; et
ceux à qui la nature a refusé un avantage
également précieux sous le rapport militaire
et le rapport commercial , pourraient l'obte-
nir sans beaucoup de peine. La défense tire-
rait d'ailleurs une grande ressource de leur
cours, dessiné circulairement et de manière à
opposer sa partie convexe à l'extérieur. La
Verbatz, la Bosna et même l'Unna qui trace
la ligne frontière, jouissent à un degré très-
prononcé de cette propriété défensive. Il est
vrai aussi qu'une ligne d'opérations assise sur la
Save , tournerait ces rivières par leurs embou-
cbures , et fournirait les moyens de prendre
en flanc les positions qu'elles couvrent, dans le
même temps quelles seraient attaquées de
front. Cette remarque n'a pas échappé à l'Au-
triche.
A leur origine et même à une distance assez,
considérable de leurs points de départ , tous les
contreforts successifs qui découpent la Bosnie
septentrionale dans le sens de sa largeur, sont
d'un accès difficile, sans offrir cependant des
obstacles insurmontables. Ils s abaissent et pré-
sentent des pentes plus douces à mesure qu'ils
s'éloignenl de la grande chaîne. Par une coh-
(73)
séquence naturelle, les vallées qu'ils dessinent ,
toujours très-étroites et profondes à leur nais-
sance, s'élargissent et deviennent d'autant plus
praticables qu'on se rapproche davantage de
leur débouché.
Celte contrée est remarquable surtout par les
belles forêts sous lesquelles, en grande partie,
elle est encore ensevelie. Tout le versant orien-
tal de la grande chaîne présente un massif con-
tinu, composé de sapins et de mélèzes qui
s'étend très-avant sur les contreforts et descend
même dans le fond des vallées. Aux arbres
verts succèdent dans la seconde région, les
chênes, les hêtres, les frênes, les trembles, les
peupliers, qui achèvent de couronner les hau-
teurs et forment dans la plaine des taillis mul-
tipliés. Les pâturages occupent avec les bois, la
meilleure part du sol de la Bosnie. Arrosés
dans tous les sens par des eaux fraîches et
limpides ; soumis précisément au degré de
température qui invite les (leurs à éclore , ces
pâturages ne peuvent manquer d'être très-pro-
ductifs, et supérieurs en qualité. Mais faute de
population et d'encouragement, il en est beau-
coup qui n'ont pas de maîtres reconnus; qui
même sont délaissés, et dont les herbes aroma-
( 7* )
tiques périssent sur pied. Cependant Ja Bosnie
est très-riclie en troupeaux de bétes à cornes
et de moutons , remarquables par leur beauté.
Elle possède aussi un grand nombre de chevaux
qui se rapprochent beaucoup des races hon-
groise et transil vaine. Ces chevaux, d'une taille
médiocre, sont pleins de cœur, sobres, infa-
tigables, et font à chaque pas preuve d'adresse,
dans les chemins du pavs , dont eux seuls ont le
secret. Un voyageur, on peut le dire, leur
confie son existence. En route il suffit de les
débrider une heure vers le milieu du jour dans
la première prairie qu'on rencontre , pour leur
rendre tonte la vigueur qu'ils avaient au départ.
On les emploie comme bêtes de somme, mais ils
n'ont point l'habitude de tirer. Ce genre de ser-
vice est réservé exclusivement aux bêtes à cornes.
Les produits de la culture consistent en
froment, orge, sarrasin, maïs, en grains de
toutes espèces enfin ,• et la récolte fournil bien
au-delà des besoins de la consommation. Les
melons , tous les fruits des climats tempérés
sont également très-abondans et fort bons en
Bosnie. Le prunier est l'arbre de prédilection
des vergers. Les habitans chrétiens obtiennent,
parla fermentation du fruit, une liqueur qui
(75)
remplace le vin , dont ils sont dépourvus. 1 1
faudrait que le soi fût dégarni, pour corriger
l'humidité du climat et pouvoir se prêter à la
culture de la vigne, qui réussirait alors indubi-
tablement.
En général on peut dire que la culture est
suffisamment soignée dans les cantons où la po-
pulation est en rapport avec la superficie.
D'abord le Bosniaque n'est rien moins qu'indo-
lent , et l'on peut ajouter que le sol ne demande
qu'à produire, que même il nourrirait, sans de
grands efforts , une population trois fois plus
nombreuse. On forcerait la proportion si l'on
disait davantage , puisqu'une partie de la con-
trée est destinée à rester en nature de bois et en
pâturages, quel que soit le mode d'administra-
tion rurale qui la régisse. Quant à ces bois ré-
sineux, à ces bois blancs et durs qui couvrent
le pays , ils périssent pour la plupart sur pied.
L'exploitation n'a pas d'autre objet que le
chauffage , les constructions particulières et
l'approvisionnement de quelques fourneaux de
forges. Cependant ces forêts antiques sont peu-
plées de bois propres à la mâture, aux construc-
tions navales ; et les grands cours d'eaux qui
découlent de la chaîne pourraient singulière-
(76 )
ment favoriser leur transport. Ceux qui ne
recevraient pas cette destination seraient em-
ployés à alimenter des usines de toute espèce,
auxquelles le pays fournirait avec abondance
les matières premières. Ses montagnes doivent
receler presque tous les métaux Gonnus. Au
temps des Romains il possédait des mines d'or.
L'abandon où la Bosnie est restée pendant une
longue suite de siècles , autorise à croire que
cette source n'est pas tarie. Ses mines de fer
sont très-riches, mais d'un produit bien médio-
cre comparé à celui qu'obtiendrait une exploi-
tation active. La récolte que la botanique trou-
verait à faire sur un sol varié à l'infini, ne serait
pas moins précieuse, ou pas moins abondante.
La floraison y est retardée d'un grand mois
comparativement à celle des environs de Paris.
Dans les vallées supérieures ce n'est guère qu'à la
lin de juillet que la fenaison peut se faire. Il est
facile de calculer l'époque des moissons d'après
cette donnée.
Le climat de la Bosnie proprement dite, le
plus souvent est froid, même en été , et d'au-
tant plus variable qu'on se rapproche de la
chaîne. Les nombreuses forêts qui couvrent Je
sol, et les eaux abondantes qui l'arrosent, don-
(77 )
nent l'explication de ce phénomène. L'hiver y
commence de bonne heure , se prolonge et
amène une grande quantité de neige. Quant au
printemps, il n'existe guère dans un pays où les
orages succèdent presque immédiatement au
froid aquilon.
L'Erzégovine semble placée sous un autre
ciel. L'olivier et la vigne croissent et se plaisent
dans ses vallées inférieures , soumises à la tem-
pérature de la Dalmatie. On y trouve la même
végétation et le même genre de culture que dans
cette province limitrophe ; mais elle est autant
qu'elle dans l'indigence sous le rapport des
grains, et dans l'obligation d'en tirer delà Bosnie
septentrionale. Ici le système d'amélioration ne
pourrait obtenir qu'un médiocre résultat sous
le rapport de la culture, puisque le sol porte
généralement l'empreinte d'une aridité invinci-
ble , et par nature se refuse à fournir aux pre-
miers besoins de la vie. Cependant quelques
cantons seraient susceptibles d'une culture mieux
entendue , et pourraient offrir une plus grande
variété de productions. Cette remarque s'appli-
que à plus forte raison à la Bosnie.
Mais l'Erzégovine, par sa position intermé-
diaire à l'égard de la Dalmatie et de l'Italie ,
I.A BOS.ME. 5
( 7» )
(1 une part; de l'autre avec Ja Bosnie propre,
trouverait dans le commerce d'échange ou même
dans le simple commerce de transit, à s'indem-
niser des privations qui lui sont imposées sous
le rapport des richesses agricoles. La Narrenta
s'offre d'elle -même à favoriser des relations dont
l'économie politique partout ailleurs s'empres-
serait de profiter. Mostar deviendrait alors un
entrepôt considérable , et l'industrie ferait pren-
dre à la population, les accroissemens qu'on ne
peut pas attendre de l'agriculture.
Le pachalik de Bosnie présente une super-
ficie de 3200 lieues carrées. Sa population
peut être éva-îuée à 820,000 âmes, ce qui fait
256 individus par lieue carrée. Elle se décom-
pose ainsi qu'il suit : 47°?00° musulmans f
190,000 Grecs ; i5o,ooo Latins, 2,000 Juifs,
le reste en Zinganis ou Bohémiens. Les Turcs
seuls occupent les forteresses. On les trouve
encore mélangés dans les villes ouvertes et dans
les campagnes, avec les chrétiens des deux rites.
Les Juifs en Bosnie, comme partout ailleurs,
n'ont d'autre industrie que le négoce. Ils sont
établis à Traunik, mais surtout à Bosna-Serajo.
Parmi les Zinganis, quelques-uns ont des domi -
nies fixes; les autres composent des bandes de
(79)
Scénites qui promènent clans la contrée, les
tentes sous lesquelles ils naissent et meurent.
Ces familles errantes sont fort nombreuses. Les
maies exercent des professions mécaniques, et
de préférence celles de potier, de chaudron-
nier, d'ouvrier en fer; les femmes se réservent
de révéler l'avenir , et les deux sexes , privés ,
comme ils le sont, de l'éducation religieuse,
n'offrent de garantie que par la crainte des
châtimens. Heureusement , pour le bon ordre
et le respect dû à la propriété , que les peines en
Turquie sont calculées d'après l'intention de
rétablir 1 équilibre, ou de manière du moins à
atténuer les pernicieux effets que l'indifférence
morale du gouvernement, le manque d'analogie
dans les élémens de la société tendent nécessai-
rement à engendrer.
Possesseurs exclusifs des forteresses, les Mu-
sulmans dominent le pays du haut de leurs
murailles délabrées, et commandent d'un ton
absolu aux malheureux chrétiens. Les arts mé-
caniques et surtout la profession de métayer
forment le lot de ces derniers , ce qui ne veut
pas dire qu'ils soient privés de la faculté de
posséder : l'exemple du contraire se présente
même dans plusieurs cantons. Mais leur part
( 8o )
dans Jes biens-fonds n'est point en rapport avec
leur nombre , et ne peut se comparer à l'ample
portion dont jouit l'autre croyance. Les agri-
culteurs chez eux tiennent donc le plus souvent
en affermage, les terres des Turcs qui sont assez
aisés pour vivre de leurs revenus. Cette classe
de propriétaires est très-nombreuse en Bosnie,
où les besoins sont plus limités que nulle part.
Tous les ofliciers militaires et civils, la presque
totalité des tenanciers de fiefs, donnent aussi
leurs terres à bail aux rayas.
Les colons dépendans du même maître vivent
rassemblés autour de lui dans le même hameau.
Ils composent des villages plus ou moins consi-
dérables dans les cantons où la propriété est
hachée en petites portions. La part qui leur
revient est déterminée d'après les avances qui
leur sont laites en bestiaux ou bien en inslru-
mens aratoires; dans tous les cas elle est au
moins aussi forte que celle de nos fermiers en
France après le prélèvement du tiers. Le pro-
priétaire reçoit toujours la sienne en nature.
Quelquefois il lui arrive, à l'exemple des gou-
vernails, de recourir aux avanies pour grossir
son revenu; du reste ce mode vexntoire m
fournil que dos exemples isolés, el ne peut êir<
( 3i )
pris pour la coutume j on doit dire même que
le maître est le protecteur né du colon. Mais
ce qui devient pour ce dernier un motif con-
stant de spoliation , c'est l'acquittement de
l'impôt foncier, qui, tombant d'habitude à sa
charge, le rend tributaire à la fois, et du fisc et
de ses préposés.
La condition des rayas bosniaques avec toutes
les vexations qui la menacent et l'accablent, est
moins rigoureuse encore que celle des Dalmates
l'était dans le temps où Venise appesan-
tissait sur eux sa main de fer. L'administration
et les administrés avaient poussé le système de
spoliation à un point tel que des émigrations
fréquentes eurent lieu delà Dalmatie en Bosnie,
et qu'il en est résulté dans la première un dé-
ficit de population très-sensible dont l'autre a
profité. Aujourd'hui même les riverains dal-
mates quittent encore la terre qui les a vus
naître, sans s'effrayer du régime turc, parce
qu'en effet les colons en Dalmatie sont traités
avec trop peu de ménagement par leurs maîtres ;
que la mince portion qu'ils ont conservée dans la
propriété foncière n'est pas suffisante pour les
attacher au sol; enfin parce que leur éducation est
tellement négligée que le sentiment de la patrie
(82 )
doit leur être inconnu. En les examinant de
près on ne trouve pas même en eux les qualités
de l'animal domestique : comment cela serait-il
différemment? la classe des possidenti ne fait
rien pour se les attacher, rien pour adoucir leur
naturel sauvage.
Les Turcs campagnards, dont les moyens
d'existence sont bornés , vivent du produit de
leurs champs, et le labourent eux-mêmes : ils
forment une classe assez nombreuse en Bosnie.
Parmi ceux qui résident dans les villes, plusieurs
s'adonnent an commerce de détail et aux pro-
fessions d'artisans. Bagna-Lucka,Mostar,Trau-
nik, Scrajo, Novi-Bazar ont toutes des bazars
et des tchiartchi où l'on voit presque autant de
musulmans que de Grecs et de Juifs. La grande
abondance et le manque de débouchés entre-
tiennent la vie animale à très-bas prix dans
cette contrée.
C'est dans les capitaineries de Bagna-Lucka
et de Fognilza , dans l'Erzégovine , Ja Croatie
turque et la vallée de la Scopia, que les chré-
tiens du rite latin sont les plus multipliés. Ils
composent même dans certains arrondissemens
la masse de la population. Ceux qui appartien-
nent au rite £voc sont répandus on général dans
(83)
toute la province ; mais on les trouve plus par-
ticulièrement dans le canton de Serajo et dans la
ville même; dans la contrée arrose'e par la
Drina , dans la Rascie , et le long de la Save.
Les saints mystères s'y célèbrent en plein air,
sous les ombrages , comme dans les premiers
siècles du christianisme. Mais la ferveur des as-
sistans et leur recueillement ne laissent rien
à regretter de la pompe qui accompagne chez
nous les cérémonies religieuses. Le culte, en-
core à l'état primitif, dépouillé de tous ces
stimulans auxquels la foi chancelante a forcé de
recourir, est le meilleur témoignage en faveur
de la piété des fidèles qui savent s'en contenter.
La simplicité des mœurs se retrouve jusque
dans les cérémonies du culte , et la simplicité
modeste du culte à son tour réagit sur les
mœurs. Comme exemple de cette double réac-
tion, on pourrait citer aussi la loi de Mahomet
et les nations qui la suivent.
Les Latins sont placés sous la juridiction d'un
évêque. Il existe quelques églises et un petit
nombre de couvens dans les cantons habités pât-
eux. Les chrétiens du rite grec ont une église
à Serajo , mais c'est la seule qu'ils possèdent
dans la Bosnie proprement dite. Cet effort de
( 84 )
tolérance aura sûrement été payé bien cher à
l'autre croyance. Il est juste de dire cependant
qu ils comptent dans l'Erzégovine plusieurs cou-
vens, où d'ailleurs ils ont un évéque avoué, qui
fait sa résidence à Moslar. Quant aux Juifs ,
on est moins sévère à leur égard pour l'établis-
sement de leurs temples.
La nation conquérante a adopté, à l'égard de
la Bosnie , le système de colonisation suivi par
elle dans la plus grande partie des contrées
que les armes lui ont soumises. 11 faisait aussi
partie de la politique des Romains, et ce rappro-
chement n'est pas le seul qu'on pourrait établir
entre les deux peuples. Tous les Bosniaques qui
obéissent à la loi de Mahomet, ne sont cepen-
dant pas à beaucoup près d'origine étrangère.
Dans le nombre on trouverait beaucoup d'in-
digènes dont les pères se sont laissé persuader
d'abjurer leur croyance, d'après cet article du
Koran , tout à la fois astucieux et entraînant ,
qui prescrit à l'infidèle de se soumettre ou de
se préparer à périr par le sabre ; et dans le cas
oi. le vaincu donne au premier parti la préfé-
rence, qui lui offre l'islamisme comme un re-
fuge contre la persécution , ou plutôt comme
(85)
le seul moyen de conserver l'exercice des droits
politiques.
Cet article, profondément pensé, a contribué
singulièrement aux progrès de l'islamisme, sur-
tout en Europe , où la loi de Mahomet a du faire
plus de prosélytes par la force que par la per-
suasion , eu égard à la différence tranchante
que celte plante exotique a rencontrée dans le
sol et le climat. On se trompe donc lorsqu'on
avance journellement que les Turcs se sont re-
fusés à tout point de contact, à toute espèce
de fusion avec les nations vaincues. Les races
au contraire ne sont croisées nulle part autant
que dans la Turquie d'Europe , et les mu-
sulmans que cette contrée compte aujourd'hui
tirent pour la plupart leur origine de ses anciens
habitans. Relativement aux droits politiques ,
c'està la croyance qu'il fauts'en prendre, s'ils re-
fusent d'en partager l'exercice avec les autres re-
ligions. Mais , encore une fois , sans celte clause
savamment calculée, le sabre de Mahomet au-
rait-il été aussi persuasif? Ceci est dit dans l'in-
tention d'expliquer le secret du législateur, et
tout au plus tend à le justifier sous le rapport
de l'étude approfondie qu'il avait faite du coeur
humain .
(86)
INous avons vu que lu population en Bosnie
est loin d'être proportionnée ù la superficie du
sol, surtout ù sa nature éminemment produc-
tive. Dans les vallées inférieures cette disparate
est bien moins choquante que dans le voisinage
de la grande chaîne, où, pendant des jours en-
tiers, on ne rencontre que des habitations situées
à de grandes distances les unes des autres. Le
voyageur qui promène sur cette contrée l'œil
de l'observation , ne peut manquer de se sentir
attristé à l'aspect de ces immenses forêts, aussi
anciennes que le monde, et qui empiètent sur
l'agriculture, en rencontrant à tous les pas de
vastes pâturages qui devraient rentrer dans le
domaine de la charrue, puisqu ils produisent en
pure perle de véritables aromates. 11 se de-
mande pourquoi les nombreux cours d'eaux
qui s'opposent à son passage ne sont pas utilisés
par le commerce ou l'industrie; comment il se
fait que tous en général ne tournent pas au
profit de la culture. Pensif et absorbé . il
suit ces communications dégradées , souvent
même impraticables, qui caractérisent si bien
L'esprit du gouvernement sous lequel végètent
tant de provinces jadis florissantes. Ce même
voyageur, ■> i I vient de dire adieu à la patrie de
( «7 )
la civilisation, ne pourra se défendre d'un sen-
timent pénible , d'un serrement de cœur , de
mouvemens fréquens d'indignation , provoqués
par l'état d'abandon qu'il remarque dans tout
ce qui l'entoure ?
Ce tableau critique de la Bosnie, qui pré-
sente en masse ses ressources et les minces efforts
qu'il faudrait faire pour la rendre opulente, doit
expliquer les regards de convoitise que Bona-
parte, maître des provinces illyriennes , dirigeait
sur elle chaque fois qu'il rêvait l'empire du
monde. D'abord la Bosnie faisait partie de F II-
lyrie des anciens , et cette considération ne
pouvait pas manquer d'être d'un grand poids
aux yeux d'un homme dont l'ambition était
subordonnée à la vanité dans une foule de cir-
constances ; en second lieu il aurait vu les limites
mobiles de sa puissance, transplantées au-delà
de ces monts qui l'offusquaient; enfin la Bosnie
est sur la route de Constantinople , et quelle
perspective plus séduisante pour un autre Pyr-
rhus, qui aurait écouté avec bien moins de dou-
ceur que son modèle, les sages représentations
de Cinéas.
Sans songer à justifier celte ambition dévo-
rante qui a coûté si cher à l'humanité dans un
(88)
laps de tems fort court, on est ibreé de convenir
que la Bosnie , réunie à la Croatie et à la Dal-
matie , doublerait la valeur de ces possessions
autrichiennes. D'abord elle les affranchirait de
la dépendance étrangère à laquelle leur indi-
gence les condamne , du moins la Dalmalie ;
par conséquent les relations que cette province
est forcée d'avoir avec sa voisine s'établiraient
de manière à n'être jamais interrompues. Ces
relations deviendraient plus fréquentes; l'indus-
trie nationale acquerrait un nouveau débouché
et accroîtrait la consommation en faisant con-
naître au pays conquis, des besoins qu'il ignore.
Un autre avantage au moins aussi important
que procurerait cette précieuse aquisilion au
royaume d'Illyrie, ce serait de le délivrer d'un
voisinage inquiétant parfois, et naturellement
dangereux : les considérations militaires con-
courent donc avec les principes d'économie
politique pour suggérer à l'Autriche des vues
d'agrandissement sur la Bosnie. Mais ici, comme
dans un grand nombre de questions, il existe un
revers de médaille. Pour que la Bosnie passe sous
la puissance de l'Autriche il faut que l'empire
ottoman ne conserve plus une pouce de terre en
(»9)
Europe : en effet celte province, hérissée d'obsta-
cles, habitée par une nation éminemment guer-
rière, est le réduit de sûreté de la Turquie, et
serait la dernière à recevoir la loi du vainqueur.
A présent je demanderai quel pourrait être ce
vainqueur assez puissant pour décider une si
grande catastrophe? On me répondra : la Russie
et l'Autriche réunies. J'accorde encore que
celte alliance redoutable parvienne à effacer
l'empire ottoman de la liste des Étals eu-
ropéens ; reste à savoir si l'Autriche pourrait
se croire bien sûre de ses conquêtes, et même
d'une partie de ses possessions anciennes, avec
des points de contact aussi périlleux et multipliés
que ceux qui s'établiraient entre elle et la Rus-
sie?.... Elle ne doit pas ignorer que la similitude
des mœurs, de croyance, de langage et d'o-
rigine influe puissamment sur les inclinations
des peuples, et favorise beaucoup les rapproche-
mens que la politique cherche à établir entre
eux. L'histoire lui a appris en outre que le nord
dans tous les temps a été funeste aux contrées
méridionales ; que les nations de la Scythic et
de la Scandinavie ont toujours été des présages
(go)
sinistres pour les autres : il est donc per-
mis de conclure que l'agrandissement de la
monarchie autrichienne aux dépens de la Tur-
quie ne serait que momentanée, et provoquerait
même le démembrement de plusieurs provinces
de son ancien domaine.
(9' )
«VV\\VV>V\\«AWVl\**W\V\M>AAiW\V«'\VWVWWtVWVi\WVW^\VVVWiV»«.'VWWV\XVW
CHAPITRE III.
Caractères, mœurs et usages.
!_JE Bosniaque musulman ou chrétien presque
toujours est d'une belle stature et annonce une
constitution robuste. Mais le premier a une at-
titude fière , un regard déprisant , farouche
même , qu'on ne trouve jamais chez le raya ,
dont le regard humble et l'attitude mal assurée
semblent au contraire solliciter la commiséra-
tion. La sobriété, la tempérance, l'austérité des
mœurs et la piété religieuse se rencontrent
chez tous deux, avec cette différence cependant,
que le musulman pousse la foi jusqu'au fana-
tisme le plus outré , et nulle part n'est aussi
intolérant à l'égard des autres croyances, tandis
que la dévotion du chrétien dégénère en une
superstition stupide. Le musulman accorde une
place d'honneur dans ses affections à ses armes
qu'il ne quitte guère que pendant son sommeil,
(9>)
et à son cheval favori dont il fait son compa-
gnon fidèle. Le timide raya., accablé sous le
poids d'une supériorité tranchante qui ne l'of-
fense plus; dégradé par l'éducation jusque
dans les sources de la pensée, se persuade
qu'il est né en effet pour arroser de sueur le
champ de son maître orgueilleux , et ne lève
qu'avec un respect servile les yeux sur lui.
L'ignorance est poussée aussi loin chez le mu-
sulman que chez le chrétien , et rend le premier
intraitable dans le même temps qu'elle façonne
l'autre au joug. L'oisiveté est également incon-
nue à tous deux ; mais pendant que le chrétien
exerce son caractère laborieux comme agricul-
teur ou comme artisan , le musulman , si l'état
de sa fortune le dispense de recourir au tra-
vail, chasse à outrance la bête fauve, fatigue
son cheval , s'applique à se servir de ses armes ,
surtout se complaît dans le tir de la carabine ,
et fait preuve d'une adresse rare dans tout ce
qui est du domaine de la guerre. S'il est simple
artisan ou cultivateur il consacre également ses
loisirs à ces délassemens dont il apporte l'in-
clination en naissant. Le jeu du dgirite , qui
s'exécute a cheval avec un balon en guise de
lance ou plutôt de javelot , est l'exercice de
( 93)
prédilection des deux classes. Enfin l'éducation
du musulman, loulc militaire, contribue autant
à le rendre redoutable que celle de son affranchi
se montre ennemie déclarée des vertus guer-
rières.
On ne peut se dissimuler que ce contraste
frappant entre la nation dominante et la nation
soumise, rendrait la conque le de la Bosnie très-
épineuse, d'autant plus que celle province pour-
rait mettre sur pied cent quarante mille com-
battons, en prenant la population maie depuis
1 âge de seize ans jusqu'à soixante , selon que le
prescrit la loi de Mahomet. Une autre crainte
devant laquelle F humanité recule d'effroi , et
qui n'est que trop fondée , c'est le sort qui serait
réservé à ces milliers de chrétiens, inhabiles au
maniement des armes , et vivant sans défense au
milieu d'une population belliqueuse, à laquelle
le fanatisme donnerait infailliblement un conseil
atroce. Cette pensée, qui glace, ne devrait-elle
pas arrêter les bras homicides des prétendus
libérateurs de la nation grecque ?
Le Bosniaque esi hospitalier, quelle que soit sa
croyance. Cette vertu est plus apparente chez
le musulman , par la raison toute naturelle qu'elle
setrouve favorisée dans ce cas-ci par une aisance
Li Bosnie Q
( 94)
dont le raya généralement ne jouit pas. Il peut
arriver aussi qu'elle soit contenue par un certain
air de défiance , justifié du reste par cette cu-
riosité mystérieuse qui signale une arrière-
pensée aux yeux du Turc , et qu'il lit en gros
caractère sur le visage de tous les étrangers.
Sous ce rapport nous ne pouvons g»uère le blâ-
mer sans injustice , car enfin il n'ignore pas que
sa présence en Europe choque le monde chré-
tien; d'un autre côté il n'est point assez borné
pour ne pas reconnaître des envoyés politiques
dans ces voyageurs travestis, qui parcourent sa
terre natale sous différens prétextes, mais dont
le but notoire est d'observer l'état des routes,
les ressources du pays, et la marche que de-
vrait tenir une armée envahissante. La Pvussie
et Bonaparte ont usé plus d'une fois de ces
moyens perfides envers leur fidèle alliée la
Turquie. Si l'on ouvre les traités, le premier
article est toujours rédigé de manière à écarter
jusqu'à la pensée du soupçon; cependant la
paix est consacrée, chez les nations policées, à
méditer la guerre , sous les apparences de la
cordialité. D'ailleurs, en France, en Autriche,
surtout en Angleterre, se montre-t on plus civil
que chez les Ottomans envers les étrangers qui
(95)
cherchent à voir de près les défenses d'une
place, ou seulement qui demandent à inspecter
une machine à l'usage de l'industrie? Soyons sé-
vères, mais sans cesser d'être équitables, et ne
citons pas à titre de reproche les inquiétudes,
les défiances, que des intentions dissimulées
justifient aussi pleinement.
J'ai recueilli, en Bosnie même, plusieurs re-
marques qui me guident dans cette esquisse.
Il est de mon devoir de dire que dans tous les
gîtes nous avons trouvé l'accueil de l'hospi-
talité; que les hommes en place, les notables
nous ont reçus même avec la distinction orien-
tale la plus noble. Quant aux gens du peuple ,
s'ils laissaient percer cette défiance qui est
naturelle au Turc à l'égard du chrétien , du
moins ils ne l'annonçaient jamais d'une manière
offensante. À Serajo, qu'on peut citer comme le
foyer de l'intolérance et la capitale du fanatisme,
nous n'avons eu à nous plaindre que de l'ado-
lescence : pendant que les chefs de famille , sortis
à notre rencontre, nous guidaient vers leur ville
avec tous les égards auxquels on peut prétendre
de la part des hôtes les plus débonnaires , les
enfans , retranchés derrière des haies , nous
lançaient des pierres. Leurs pères irrités se met-
(96 )
taient à leur poursuite el les châtiaient sans
ménagement ; niais à peine avaient- ils repris
place dans le cortège , que les pierres volaient
de nouveau vers nous. Quelques femmes aussi
nous adressaient dans les rues des épithètes peu
gracieuses; voilà au total les griefs que nous pou-
vons citer contre les Bosniaques. En revanche
notre bote de Bagna-Lucka a tenu caché dans
sa maison, pendant plusieurs mois, et rendu à
leur patrie , deux malheureux Français qui
étaient tombés entre les mains des Turcs, dans
le temps où nous étions en guerre avec eux.
Mais si les vei îus hospitalières semblent appar-
tenir plus particulièrement au sol de la Bosnie,
on doit convenir aussi que le régime rigoureux
auquel les rayas y sont condamnés, souvent fait
ombre au tableau. L insurrreclion des Ser
viens, la dernière guerre contre les Busses, le
voisinage momentané des Français, toutes ces
causes d'inquiétude réunies oui singulièrement
contribué à faire empirer leur condition. C'est
depuis ce concours de circonstances, contraire
à leur repos, qu'on a cessé de tolérer le port
d'armes dont ils jouissaient, au moins de fait .
el que tous les génies d humiliations ont re-
doublé d'énergie à leur égard. Aujourd'hui nue
(97 )
les craintes sont réelles, el le danger imminent,
la situation de celle classe in foi lunée doit être
insupportable.
Le gouvernement patriarcal qui servit de
modèle au kalifat, se retrouve intact dans le
régime domestique des nations musulmanes.
Les chefs de famille chez les Ottomans jouis-
sent d'un respect sans égal de la part de leurs
compagnes , de leurs enfans , de ceux qui sont
à leur service. Les cadets usent aussi , envers
leurs aînés, de cette déférence recommandable
qui achève de reporter en souvenir aux temps
antiques dont la Genèse conserve la peinture
fidèle. En retour de ce respect sans bornes, qui
prend sa source dans le cœur où la religion va
l'inculquer , les chefs de famille en Turquie se
montrent très-attentifs comme époux, laissent
apercevoir , sans rougir , toutes ces faiblesses
auxquelles on reconnaît les bons pères , et trai-
tent leurs esclaves avec une douceur que les ser-
viteurs à gages ne rencontrent pas toujours dans
les contrées civilisées; enfin le malheureux, privé
de laliberté, peut se persuader qu'il est membre
de la famille. Ce même Bosniaque, le plus in-
traitable de tous les musulmans sur l'article de
la croyance et des préjugés nationaux , pousse
(9«)
plus loin aussi qu'aucun musulman les vertus
dont je viens d'offrir Rémunération consolante.
Il se rapproche de l'Albanais dans la coupe
de ses vètemens , qui sont moins amples que
ceux de l'Asiatique. Cependant, comme ce der-
nier , il porte des pelisses , des benicbes , des
antéris lorsqu'il est en tenue de cérémonie ;
mais la vie qu'il mène étant plus active , ses pan-
talons sont plus appropriés à la marche. Sa cein-
ture , en tous temps , est garnie d'une paire de
pistolets et d'un sgandard. Ces armes sont in-
crustées de cuivre, d'argent, de vermeil, de
pierres vraies ou factices , selon ses facultés.
Elles pourraient même faire tirer de fausses
inductions à cet égard, car le Turc, en Bosnie
surtout, place son luxe dans ces objets- de pré-
dilection, et dans la composition de son écurie.
Chez tous les gens aisés on voit des chevaux de
race noble , que le maître montre avec orgueil
à son hôte.
Le costume des chrétiens cultivateurs est, à
quelques différences près , le même que celui
des Dalmates. 11 se compose d'un pantalon
hongrois, coupé dans une étoffe grossière; d'un
gilet, d'une veste à manches, taillés aussi à la
hongroise; d'une calotte de laine, qui forme
( 99 )
loul l'ornement de son chef, et d'une ceinture en
poil de chèvre. Pour les temps froids il a
un manteau d'un drap imperméable. L'habil-
lement des femmes musulmanes est le même
que celui usité à Constantinople, dans la Tur-
quie d'Europe et. dans l'Asie-Mineure. II se
compose d'étoffes de soie plus ou moins riches,
de fourrures plus ou moins rares , de cachemires
dont la valeur se règle sur les facultés. On
comprend, sans qu'il soit nécessaire de le dire,
que les femmes de la classe commune sont
mises avec moins de recherche dans leur inté-
rieur ; mais toutes indistinctement ne peuvent
paraître en public qu'affublées d'un ample sur-
tout en drap qui les couvre depuis les épaules
jusqu'aux talons, et d'une voile blanc qui leur
enveloppe la tête à l'exception des yeux. La
compagne du raya campagnard a une mise
analogue à celle de son mari. Tout en se rap-
prochant encore de la Morlaque sur ce point ,
elle est cependant mieux vêtue qu'elle.
Les femmes, quelles soient chrétiennes ou
musulmanes, sont comptées pour peu de chose ,
par une suite de l'influence de l'opinion qui
constitue la loi en Turquie. Si même il existe
une différence, elle est à l'avantage des musul-
( 10° )
mânes ; du moins le sort dont elles jouissent est
incomparablement plus doux. Leurs devoirs se
bornent aux soins domestiques dans la seconde
classe. Celles de la première en sont déchargées ,
et font de leurs enfans un délassement plutôt
qu'une occupation. La toilette , les visites , les
parties de bain , les promenades champêtres
achèvent d'absorber leur temps et de leur per-
suader qu'elles sont heureuses. La compagne du
raya au contraire partage tous les travaux pé-
nibles de son époux , qui , de son côté , n'use
pas toujours envers elle des égards , des pro-
cédés dont la femme du musulman est l'objet.
Le législateur a condamné les femmes à la
nullité politique, à vivre à part dans la société,
à ne se montrer qu'enveloppées d'un voile qui
les signale constamment à la morale publique ,
et lui recommande de veiller sur elles ; mais en
dédommagement des entraves dont il les a char-
gées de la tête aux pieds , il attire sur elles les
respects de leurs époux, de leurs enfans, de la
société entière. Il leur garantit la foi conjugale,
sous la condition cependant que cette foi pourra
s'étendre à quatre épouses légitimes, et même
qu'il n'\ aura pas infraction quand encore le
mari contenterait un goûl passager avec la fille
( 101 )
esclave, pourvu qu'elle soit sa propriété. Enfin
si Mahomet leur impose des sacrifices énormes,
il en tempère l'amertume par tous les prestiges
capables d'abuser. Il se montre attentif aussi à
régler leurs droits civils avec plus de générosité ,
comme un autre dédommagement qu'il veut
leur offrir. De son côté l'Osmanlis est toujours
magnifique envers le harem ; les cadeaux de va-
leur dont il le comble , et les commodités de
la vie qu'il lui prodigue, absorbent une partie
de son avoir.
Dès le berceau l'éducation prédispose le cœur
des femmes chez les musulmans à se soumettre
sans murmurer à la condition qui les attend. En
donnant sa main la jeune fiancée connaît d a-
vance les clauses du contrat. Ajoutons qu'en
Bosnie, comme dans toute la Turquie d'Eu-
rope, un petit nombre d'individus seulement use
du droit d'avoir plus d'une femme ; il est rare
même qu'on l'é tende au-delà de deux. Quant
au privilège d'associer aux épouses, des concu-
bines prises dans la classe des esclaves, le Bos-
niaque s'en prévaut plus rarement encore : ces
deux remarques sont une conséquence du cli-
mat, qui, dans cette contrée, est en opposition
manifeste avec la polygamie. Un contraste aussi
( iO2 )
choquant conduit à se demander comment une
croyance que le ciel brûlant de l'Arabie a fait
éclore , a pu jeter des ramifications jusque sur
les bords brumeux de la Save, et dans les froides
vallées que les Alpes recèlent ?
En dépit de toutes les précautions prises par
le législateur arabe , les femmes chez les Otto-
mans, comme parmi les autres nations, obtien-
nent souvent une influence dangereuse dans les
affaires , et trouvent moyen de diriger l'empire
sans en tenir visiblement les rênes. Suleïman
lui-même n'a-t-il pas été l'esclave enchaîné
d'une femme, et le sang de ses fils lui coùtait-il
à répandre lors que cet être atroce avait parlé?
11 est rare que le harem n'ait pas sa voix au
divan , et combien ne pourrait-on pas citer de
Validé - sultan qui ont régné sous le nom de
leurs fils.
Les Bosniaques , à l'exemple de tous les
musulmans , se marient presqu'aussitôt qu'ils
ont pris la robe virile. Celle pratique sage
doit influer puissamment sur la conservation
des mœurs; aussi les trouve- t-on chez eux
dans leur clat de pureté primitive. Placées,
parmi les musulmans , sous la sauvegarde de
ions , ce soni les hommes qui véilîeril à leur
( ïo3 )
maintien : sous ce rapport la loi Jes rend réel-
lement solidaires- l'un à l'égard de l'autre. Une
anecdote scandaleuse , loin d'apprêter à rire ,
attirerait d'une manière grave l'attention, et ne
manquerait pas d'être dénoncée officiellement
à celui dont l'honneur se trouverait compromis.
Cela dit assez que l'autre sexe n'est point en
droit de s'attribuer une part réelle dans le mé-
rite d'une situation morale, peut-être unique.
Mais aussi l'éducation que ce même sexe reçoit ,
les sacrifices qu'on lui demande , la défiance
que les lois et les coutumes lui montrent sans
aucun palliatif, ne sont point faits pour le con-
tenir par le sentiment de la persuasion, et ren-
dent indispensable l'état de suspicion légal dans
lequel il passe ses jours.
La langue bosniaque est un dialecte illyrique
mitigé par le turc, par le grec moderne, et
qui rentre dans cette famille nombreuse connue
sous le nom générique de langues slavonnes.
La langue mère a des règles, une prosodie,
une littérature ; mais ses dérivés , surtout le bos-
niaque, ne peuvent guère se larguer des mêmes
avantages. En Bosnie d'ailleurs tous les actes
publics sont rédigés en turc , qui est aussi la
langue du pouvoir. Les habitairs des villes la
( iq4 )
comprennent dans l'éducation bornée qu'ils
daignent recevoir. Les rayas de leur coté se
trouvent dans l'obligation d'acquérir la con-
naissance des expressions qui se rattachent à
leurs intérêts. L'intelligence de ce vocabulaire
fiscal leur revient bien cher !
L'empire ottoman présentant l'assemblage
de plusieurs nations étrangères les unes aux
autres, nécessairement on y parle un gratta
nombre de langues entre lesquelles il n'existe
aucune parenté , ou qui n'ont que des rapports
éloignés. L'arabe, l'hébreu, l'albanais, l'ar-
mérien, le grec, le slavon, le cophte, forment
autant de divisions principales dans lesquelles
viennent se classer d'autres langues et une série
innombrable de dialectes. Le voyageur eu-
ropéen doit donc s'attendre à de fréquentes
contrariétés, qui entraveront à chaque pas son
esprit observateur. De son côté le lecteur àe
doit pas s'étonner si les notions qui lui arri-
vent de toutes paris sur celle contrée pré-
sentent de si fréquentes contradictions.
Eu Bosnie la propriété frontière se compose,
de même que dans toute 1 étendue de l'empire ,
de biens mulk , autrement de fonds libres
ei patrimoniaux; d'autres, cor culte
( io5)
ou Lien à l'utilité publique par clés âmes bien-
faisantes cl pieuses, soil clans l'intention de
venir au secours de l'humanité souffrante , soil
pour la commodité de tous. Ces biens , cpii por-
tent la dénomination de vakouf , sont très-mul-
tipliés dans toutes les provinces. Elle compte en-
core un nombre considérable de fiefs militaires,
désignes sous le nom de zaùnëts et de timares.
Les grandes forets, qui sûrement appartenaient
au domaine à l'époque de la conquête , et aux
fendataires de la classe élevée, ont reçu en
partie cette destination. D'autres fiefs , dis-
tingués des premiers par le nom d'arpalik ,
mais dont l'origine est la même , forment l'a-
panage de l'ordre judiciaire, sans préjudice pour
lesépices qui, en vertu d'un droit abusif, vien-
nent grossir encore ses revenus. Enfin il existe
aussi en Bosnie une certaine masse de ces ri-
chesses de convention , dont on est toujours
avide dans les gouvernemens arbitraires, pat
une suite du peu de stabilité des fortunes ap-
parentes. Cependant comme le pays n'a qui'
des relations faiblement suivies avec le dehors;
que jusqu'ici le luxe n'a trouvé moyen d'y faire
que des progrès lents , cl que la classe aisée pro-
fesse un esprit d'indépendance qui commande la
( io6 )
circonspection au\ agens du pouvoir, le pen-
chant à thésauriser est moins sensible chez ses
habitans que dans certaines provinces. Parmi
les rayas il n'y a guère que les négocians qui
soient en situation de mettre à profit ce conseil
de la prudence. En général , c'est même dans
cette classe exposée aux avanies, et chez les
délégués du gouvernement, qu'on trouve à faire
cette remarque. La restriction à laquelle on la
voit soumise s'explique d'elle-même : en effet
la rapacité , condamnée à user de réserve envers
les musulmans , doit se venger sur les rayas de
cet état de contrainte ; à son tour le gouver-
nement, sous le prétexte de redresser des torts,
de punir des abus d'autorité , dépouille le spo-
liateur, ou plutôt exprime les éponges taci-
tement employées par lui à boire la sueur et
jusqu'au sang des malheureux tributaires. Celte
consolation est la seule que les opprimés puis-
sent espérer en Turquie.
Dans mon Voyage à Constanlinople j'ai dé-
montré, en produisant les preuves, que le sou-
verain ne pouvait ou plutôt ne se permettait
de contester le droit de succession aux héritiers
nommés par la loi, qu'à l'égard de ses délégués.
i let abus , qui prend sa source dans un autre , et
( io7 )
que la coutume voudrait légitimer, mais qui
n'en porte pas moins le caractère de l'infraction
manifeste , a donné lieu à une méprise qui , de
Montesquieu, a passé de bouche en bouche,
et confirme dans la persuasion que le sultan est
l'héritier légal de tous ses sujets. Le Koran et les
explications indispensables dont les docteurs
orthodoxes ont accompagné ce code universel ,
beaucoup trop succinct , loin d'instituer un
privilège aussi inique, règlent avec un soin pa-
ternel le droit de succession , en passant en
revue tous les degrés de la parenté , jusqu'à
entière extinction. D'un autre côté, il n'est pas
d'exemple que le sultan se soit porté héritier
d'aucun individu de la classe privée; et même,
à l'égard de ses agens, il n'use guère dans sa
plénitude de ce droit usurpé : presque toujours
il abandonne aux enfans une partie de la suc-
cession. Quant au prétendu principe dont il
s'appuie , voici comment il faut l'entendre : le
délégué était un concussionnaire ; le sultan ,
comme grand juge, le condamne à restitution,
et se présente en place et lieu du fisc pour re-
cueillir l'amende. A présent la législation élé-
mentaire demandera s'il ne serait pas bien plus
( 'OS )
naturel, en ne consultant que l'intérêt des ad-
ministrés, de réprimer cette sangsue dès les
premiers indices de concussion, que d'attendre
en silence qu'elle soit gorgée? La réponse me
paraît délicate, et je laisse à Sa Hautesse le soin
de la prononcer.
( io9)
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CHAPITRE IV.
Du commerce et de l'industrie en Bosnie et dans l'empire
>ttonian.
.L'industrie est très-bornée en Bosnie. Elle
y est même plus retardée que dans la plupart
des autres provinces de l'empire ottoman. Ce-
pendant cette contrée n'est point placée , à
beaucoup près , en dehors de la sphère des
affaires, puisque le rivage de l'Adriatique n'est
qu'à une distance médiocre de ses frontières ;
d'un autre côté , que la route du commerce ne
se refuse point à la traverser pour établir une
grande relation entre la Macédoine , la Roumélie
et les Etats autrichiens. D'ailleurs elle possède
des matières premières , telles que des laines ,
qui pourraient, avec des soins, gagner en qua-
lité , et sortir de son territoire , converties en
produits manufacturés. Nous avons déjà signalé
ses mines de fer comme une autre source de
La Bosme. 7
( UD )
richesses, où elle puise avec une réserve qui
annonce l'indolence. L'industrie bosniaque se
borne donc à la culture , à l'éducation des
chevaux et des troupeaux de toute espèce ;
à la fabrication des étoffes grossières à l'usage
de la classe commune ; à la préparation des
cuirs et à leur mise en œuvre ; enfin à 1 exploi-
tation de quelques-unes des mines riches et
multipliées que ses montagnes recèlent.
Bosna Serajo est le grand marché de la pro-
vince. Ses bazards, ses thiartchis, ses béseslins
approvisionnent ceux de Bagna-Lucka , de
Traunik , de Mostar , généralement de toutes
les villes , de tous les bourgs , qui à leur tour
répandent dans les campagnes les différons
objets de consommation à l'usage du pays. Celte
capitale opulente compte dans sa population
un grand nombre d'ouvriers de toute espèce,
qui travaillent sur cuir et sur maroquin. Ces
deux articles donnent lieu à une immense con-
sommation en Turquie , à raison des emplois
variés auxquels on les consacre. A Visoka , sal-
les bords de la Bosna , on voit des tanneries
d'où sortent des produits considérable». On
trouve à Fognitza des forges , qui sont les plus
actives du pays, et fournissent un fer estimé.
( 111 )
On exploite aussi les mines abondantes qui
existent dans la capitainerie de Mandan , entre
Novi et Sitniza; celles non moins riches qui
remplissent la plus grande partie du pays situé
entre Boutzovatz et Visoka, où l'on trouve
en outre des eaux minérales accréditées. Stari-
Medun, dans l'arrondissement de Bagna-Lucka,
est en possession du minerai le plus abondant ,
le plus chargé de métal , et qui donne un fer
de qualité supérieure. Traunik a une manu-
facture de lames de sabres , réputée pour la
trempe. Pendant l'insurrection de la Servie on
avait établi dans cette ville une fonderie ; mais
cet établissement précaire depuis plusieurs an-
nées a totalement suspendu ses travaux. Enfin
nous aurions dû citer Novi-Bazard comme le
marché le plus important après Sérajo , à raison
de sa position limitrophe avec les provinces
voisines. Voilà à peu près tout ce qui con-
stitue l'industrie et le commerce intérieur de la
Bosnie.
Ses relations avec le dehors sont moins actives
encore, et la balance ne peut guère pencher
en sa faveur, condamnée , comme elle l'est , à
tirer de Constantinople et des Etats européens
tous ses articles de luxe , et même plusieurs
( '12 )
articles de première nécessité. Cependant le
commerce d'échange qu'elle entretient avec la
Dalmatie est à son avantage. Elle lui donne
des grains, des bêtes à cornes, de la laine, du
miel, de la cire, du beurre et du fer. La Dal-
matie lui fournit en retour du sel , dont elle
manque totalement; de l'huile, des fruits secs,
et achève de s'acquitter avec des métaux mon-
noyés. Une autre partie du produit de ses forges
trouve des débouchés dans l'empire même.
A l'époque où nous possédions les provinces
Illyriennes , elle recueillait les bénéfices d'un
commerce de transit considérable. Les colons
de Macédoine arrivaient à dos d'animaux par
Scrajo à Coslanitza, pour être dirigés ensuite
sur Triesle , et traversaient la Bosnie.
Dans l'empire ottoman le commerce avec
l'étranger et les arts industriels sont entre les
mains des Grecs et des Arméniens. Les Juifs,
dans certaines places, prennent aussi leur part
des profils immenses que procurent les relations
avec l'Inde, le nord de l'Europe, laFrance,l'Al-
lemagneetl' Angleterre. Le commerce de la Tur-
quie avec ces trois puissances consiste à échan-
ger les matières premières dont elle abonde,
mais qu'elle ne s'entend pas à mettre en œuvre,
( n5 )
contre des objets manufacturés à son intention ,
c'est-à-dire pour la fabrication desquels on
consulte ses inclinations propres. Elle paie gé-
néreusement ces articles d'industrie étrangère ;
cependant l'arrêté de comptes présente à son
profit un reliquat en espèces fort considérable,
qui doit être plus que suffisant pour l'acquitter
avec l'Inde et le Nord, où. ses produits n'entrent
pas dans la balance de manière à former con-
trepoids. Mais les concessions qu'elle a faites à
la généralité des Etats européens, déterminée par
la bienveillance à l'égard des uns , par la néces-
sité avec les autres^ forment un contraste cho-
quant avec le principe de prohibition , les droits
d'entrée exhorbitans , adoptés par ces mêmes
gouvernemens , auxquels la Porte ne demande
en retour aucune prérogative. Les capitulations
enfin accordent aux francs des avantages tels
que les régnicoles ne peuvent soutenir la con-
currence. De là vient que les spéculateurs en
grand donnent de préférence essor à leur génie
vers les contrées asiatiques ; et que ceux qui
entretiennent des relations avec l'Europe n'y
trouvent un avantage réel qu'autant qu'ils ont
la protection d'une des puissances liées avec la
Porte par les traités de commerce. Comment
( u4)
un gouvernement peut-il se laisser abuser par
un calcul aussi faux, et persévérer si long-temps
dans son erreur? Cet aperçu rapide, tout en
relevant une faute matérielle , l'ait voir combien
la plus grande partie de l'Europe est intéressée
à la conservation de l'empire ottoman.
Sous le rapport des tribulations les babitans
de l'Archipel font exception à la règle. Dans
plusieurs îles on ne voit des Turcs qu'à l'époque
où le capilan- pacha vient lever le tribut annuel;
et les charges légales se réduisent en Turquie à
une redevance minime , qui ne peut être com-
parée à celles qui accablent le contribuable
dans la plupart des Etats européens. De la diffé-
rence de régime résulte une situation générale-
ment supportable , florissante même dans cer-
taines places , où l'industrie et le commerce ont
pris un développement dont les gouvernemens
les plus perfectionnés tireraient vanité. Mais les
enco.uragemens se bornent ici à ne pas entraver ;
en sorte que le mérite de cette activité honora-
ire reste tout entier aux individus.
Cette situation toute particulière conduit a se
demander ce qui a pu déterminer les insulaires
à renoncer spontanément à des avantages réels,
pour courir après un bonheur imaginaire^ •«« •
( "5)
L'inconstance, la légèreté grecques répondent à
cette question bien excusable. Le mot de liberté,
prononcé inconsidérément au milieu d'une
nation destinée à caresser des chimères, échauf-
fera les esprits et produira toujours chez elle un
embrasement, partout oùil pourra être entendu.
Les insulaires doivent s'apercevoir déjà de sa
viduité , et des sacrifices énormes qu'impose
1 espoir , souvent trompeur , dont il berce les
esprits crédules; surtout ils devraient se défier
de l'acception dangereuse qu'ils paraissent dis-
posés à lui donner. S'ils changeaient de domi-
nation ils ne tarderaient pas à se convaincre que
leurs anciens maîtres , avec la gangue asiatique
qui les enveloppe , sont préférables encore aux
libérateurs qu'ils attendent des bords du Don
et de la Newa. Ils les regretteraient même après
les avait comparés à certains prolecteurs qui ont
appris à l'école de la civilisation l'art d'enve-
lopper les peuples dans un réseau de soie, très-
souple à la vérité, mais qui se resserre pour peu
qu'il éprouve de contraction. Oublient-ils que les
pères de ces Péloponésiens de nos jours ont aidé
les Turcs à chasser les Vénitiens de chez eux ,
et à rentrer en possession de leur péninsule;
que l'île de Chio même a tenu une conduite
( >'6)
toute semblable en pareilles circonstances? Les
Grecs modernes seraient- ils aussi versatiles que
les Grecs anciens?
Si les Ottomans n'étendent pas leurs spécu-
lations jusque cbez l'étranger, ils ne cèdent pas
leurs droits au commercesintérieur, dans lequel,
on doit le dire , ils apportent un grand fonds de
probité. Us s'adonnent aussi au cabotage , mais
sans sortir de cbez eux; ou, s'ils enfreignent
cette habitude , c'est pour visiter les établisse «-
mens russes de la mer Noire. D'ailleurs ils ont
des concurrens dangereux en la personne des
Grecs , qui sont bien plus qu'eux hommes de
mer, incomparablement plus actifs, et qui mê-
lent aux transactions commerciales une adresse
que les autres ne connaissent pas. Les Turcs
s'adonnent aussi aux arts mécaniques. En Asie
ils conduisent de préférence la charrue. Celte
inclination patriarcale se remarque moins en
Europe, où il existe un grand nombre de sujets
tributaires, réduits aujourd'hui à être les mé-
tayers des sujets privilégiés.
Depuis long-temps on dit et l'on répète que
l'industrie est bannie de l'empire ottoman : sur
ce point les voyageurs les plus modernes s'ac-
cordent , sans la moindre dissidence, avec les
( II? )
anciens. Le Turc néglige celle source de pros-
périté, par une suite de son apathie naturelle.
Fort de l'exemple de ses ancêtres , il donne
toujours la préférence au métier des armes,
sans s'apercevoir qu'il n'existe plus de contrées
nouvelles qui produisent pour lui des lauriers.
Celui qui par sa fortune pourrait former des
entreprises vastes et généreuses, regarde comme
au-dessous de lui la profession de négociant ou
de manufacturier. Il se lance dans la carrière
périlleuse des honneurs , ou Lien il coule ses
jours dans un repos absolu. Voilà pourquoi
on ne trouve chez cette nation que des mar-
chands proprement dits, des artisans et des
cultivateurs. L'éloignement qu'elle témoigne
par principes pour ceux qui n ont pas sa
croyance; l'état de stagnation où ses préjugés
l'entretiennent sous le rapport des lumières,
achèvent de la frapper d'inertie. Cependant
l'Osmanlis est doué d'une grande judiciaire, de
cette probité qui commande la confiance; et
s'il daignait réformer des préventions onéreuses,
ses tentatives seraient couronnées infaillible-
ment du succès. Ensuite il est très-possible que
des relations étendues le conduisent à échan-
ger ses mœurs austères contre les vices d'une civi-
( >>8)
lisalion trop avança-. En y réfléchissant Lien, je
suis même tenté de L'absoudre du reproche, que
tous les jours on lui fait, d'éviter le contact,
d'autant plus qu'il se conforme en cela aux
préceptes du législateur. Moïse et Lycurgue
ont placé de même leurs nations à l'écart.
Le raya, de son côté, est contenu par des
gouvernails portés par inclination à le dé-
pouiller, lorsque l'industrie l'a conduit à la for-
tune, tellement que c'est toujours en tremblant
qu'il cède à ses inspirations. Dans la capitale et
dans tous les pacbaliks, où les propriétés trouvent
protection, il témoigne plus d'assurance, et se
console (Je la privation déshonneurs on amassant
de l'or. Certes il ne faut pas moins que le frein
désespérant de l'arbitraire , pour empêcher les
Grecs, les Arméniens et les Juifs de se livrer
avec abandon à 1 esprit spéculatif qui caracté-
rise leurs nations. Il est même tellement actif
que les étincelles jaillissent jusque sous les yeux
redoutables de l'autorité. On peut juger des
résultats dont il serait capable, par les développe-
mens rapides qu il avait pris sous le règne pro-
tecteur de Selim III. Ce prince avait accordé
aux sujets tributaires la facilité d'acquérir les
privilèges commerciaux «les lianes. Mais agis-
( H9)
sait-il aussi prudemment en travaillant de tous
ses moyens à réformer les principes , ou , si l'on
veut, les préjugés qui éloignent sa nation du
commerce avec l'étranger...? Dans le nombre
des grands de l'empire, ceux qui cédèrent à ses
inductions le firent plutôt par complaisance,
comme courtisans, que par inclination; et ce
règne, beaucoup trop court d'ailleurs pour opérer
un aussi grand changement, fut à peine à son
terme, que les habitudes de l'éducation ramenè-
rent dans l'ancienne roule tous ceux qui avaient,
feint de s'en écarter.
Jusqu'alors, sous le prétexte de se pourvoir de
drogmans, les différentes légations jouissaient
du privilège de délivrer des barates , autrement
des brevets d'affranchissement, qui valaient aux
ministres étrangers des sommes d'autant plus
considérables que ces diplômes investissaient le
barataire de toutes les prérogatives attachées à
la qualité de franc. D'une générosité aussi peu
réfléchie résultaient de grands abus. La Russie
fut de toutes les puissances celle qui les poussa
le plus loin. Elle se servit de ce témoignage de
cordialité pour accroître considérablement le
nombre de ses créatures, dans le temps où son
alliance offensive et défonsivo avec la Porte bu
( 120 )
donnait une influence illimitée près de ce cabi-
net. Les autres puissances durent en concevoir
de l'ombrage. La France surtout était autorisée
à s'alarmer d'un pareil empiétement, et jugea
prudent de sacrifier de minces avantages à des
craintes réelles. Elle proposa, par l'organe du
général Sébastiani son ambassadeur , l'abandon
de la prérogative. L'Angleterre, qui n'y voyait
qu'un médiocre bénéfice, et dont la politique
alors tendait à complaire à la Porte, s'accorda
sur ce point avec le gouvernement français. Les
diplômes au profit des puissances amies retour-
nèrent à la Porte , au fur et à mesure des ex-
tinctions. Mais Sultan Selim trouva l'idée heu-
reuse en elle-même. 11 calcula qu'elle pouvait
l'aider à grossir les revenus de sa caisse du
Nizamé-dgédid, destinée à l'entretien des trou-
pes permanentes de nouvelle création. L in-
stitution, modifiée par lui, accorda au raya la
faculté d'acheter les privilèges du franc, sous
le rapport du commerce seulement. 11 continua
à compter dans la classe des sujets tributaires ;
et même, pour qu'il ne l'oubliât pas, sa capi-
lation fut doublée. Sultan Sélim avait avant
tout l'intention de rétablir autant que possible
l'égalité de concurrence entre ses sujets et les
( wi )
étrangers, faute Je pouvoir retirer à ces derniers
des privilèges abusifs. Cependant, on doit en
convenir, le correctif porte aussi le cachet de la
fiscalité : car enfin c'est vendre aux premiers ce
qui a été accordé gratuitement aux autres.
Ce sont surtout les Grecs qui ont acheté des
barates. lîs forment une compagnie qui a près de
la Porte un kapi kéaïa, autrement un fondé de
pouvoirs , chargé de défendre ses intérêts lors-
qu'il y a lésion. Mais la révolution qui a renversé
les institutions de Selini, nécessairement a rendu
languissante cette compagnie dont le recrute-
ment a souffert beaucoup. Depuis des années elle
ne fait point sensation , et l'insurrection grec-
que lui aura porté, selon toute apparence, le
coup de la mort.
Pourquoi le gouvernement ne continuerait-il
pas à suivre la même direction à l'égard des tri-
butaires? C'est véritablement à eux qu'appar-
tiennent l'industrie et les grandes spéculations
conmicrciales dans l'empire ottoman : d'abord
en vertu du principe de compensation, ensuite
d'après le respect dû aux intentions du législa-
teur. En adoptant franchement ce système dune
intelligence facile, il atteindrait deux buts vers
lesquels il doit tendre : les rayas oublieraient ,
( 122 )
au sein des richesses, que les honneurs leur sont
interdits; les régnicoles, selon le voeu du droit
naturel, enlèveraient aux étrangers une exploi-
tation dont la meilleure part tourne au profit
des Etals voisins. Le Grec avec son esprit inventif
et pénétrant, l'Arménien avec sa persévérance
froide et cet amour du gain qui le domine,
feraient fleurir partout les arts industriels, et suf-
firaient pour enrichir l'Etat ; d'un autre côté ,
l'austérité du musulman ressortirait mieux en-
core par l'opposition. L'air d'aisance et de bon-
heur de son tributaire le ferait aimer lui-même,
autant que sa simplicité lui donnerait des droits
à l'estime des nations; à cette condition enfin il
pourrait conserver ses mœurs tartares à côté de
la civilisation européenne.
La Porte a fait une concession énorme en
accordant successivement aux pavillons étran-
gers le libre passage du Bosphore. 11 n'y a pas de
doute que toute autre puissance, établie dans la
brillante position dont elle tient la double clef, se
réserverait le droit exclusif d'opérer les échanges
entre la mer Noire et la Méditerranée. C'est
même encore un motif pour l'Europe de crain-
dre un changement et «le le prévenir. Si les
( 123 )
Ottomans n'avaient pas été absorbés, d'abord
par l'esprit de conquête, plus tard parles inquié-
tudes de la conservation, ils auraient réfléchi sur
leur position brillante et mis à profit les im-
menses avantages qu'elle offre à l'économie po-
litique. Galatz, Varna, Sinope, Trébizonte,
Constantinople , Smyrne, Salonique seraient
aujourd'hui de grands entrepôts où l'étranger
pourrait venir puiser, tandis que le régnicole
conserverait le privilège exclusif d'établir des
relations entre les deux mers. Une méprise plus
choquante, parce que la Porte l'a commise de
son propre mouvement, c'est celle qu'on re-
trouve d'un bout à l'autre de ses capitulations.
Elles sont dictées comme s'il y avait réciprocité ;
comme si les Grecs et le petit nombre de Turcs
qui sont en possession du commerce extérieur,
fréquentaient autant les ports des nations amies,
que celles-ci se montrent empressées à faire voir
leurs pavillons dans les mers du Levant, et à
venir jouir en Turquie des droits de l'hospita-
lité la plus généreuse. Les États européens se
bornent même à accorder aux sujets de l'em-
pire ottoman, que le commerce amène chez
eux, les conditions dont jouit la nation la plus
( «4 )
Favorisée , sans établir une catégorie pour
die (i).
L'empire d'Orient sur son déclin se laissa
ravir aussi la possession exclusive des détroits,
et céda de même tous les avantages du com-
merce à des colonies italiennes, qui ne tardèrent
pas à le mettre dans une absolue dépendance.
Mais l'empire d'Orient n'existait plus alors que
de nom, et quelques marchands suffisaient pour
l'intimider. La Porte, bien qu'elle se soit trou-
vée dans des situations critiques, est loin de
pouvoir s'appuyer d'une justification aussi légi-
time. Si elle lisait d'autres annales que les siennes
et celles des kalifs, elle verrait que les Athé-
niens, c'est-à-dire les habilans de ce coin de
terre qui ne forme qu'un point dans ses im-
menses possessions, s'établirent les douaniers du
(1) La France, à l'époque de ses relations d'intimité avec
la Porte, c'est-à-dire sons le règne de François Ier, ensuite
sons Louis XIV , obtint des capitulations tellement avanta-
geuses, que les autres puissances européennes, à mesure que
les circonstances les ont favorisées à l'égard de la Porte, ont
réclamé les mêmes prérogatives, (est à dater du traité de
Raïnargit que le Bosphore es! ouvert aux Russes. Les Autri-
chiens jouissent aussi du même avantage depuis cette époque.
La France se l'est réservé par le traité de Paris. Il avait été
accordé antérieurement à l'Angleterre et à la Hollande.
( "5 )
Bosphore, et mettaient à contribution tous les
bâlimens qui allaient chercher les rivages du
Pont-Euxin; elle verrait encore que les empe-
reurs de Byzance en ont usé de même, aussi
long-temps qu'ils ont conservé une ombre
d'autorité. Celle conduite financière, qui du
reste sert de règle à toutes les nations éclairées
sur leurs intérêts, contraste avec le modeste
tribut levé sur les bâtimens qui viennent jeter
l'ancre dans le port de Constantinople (i).
Le gouvernement ottoman, uniquement oc-
cupé à se créer des ressources pécuniaires aux
dépens de ses sujets, sans réfléchir que la ri-
chesse des particuliers est la fortune la plus
sûre de l'Etat, établit indistinctement ses droits
d'importalion et d'exportation sur tous les ob-
jets ; ne tient aucun compte des considérations
qui déterminent les autres puissances dans la
fixation de ces droits. L'introduction d'aucun
article manufacturé n'est prohibée ou soumise
à une taxe plus forte, quand encore cet article,
(i) Le droit d'ancrage se réduit à la somme modique de
3oo aspres (2 piastres 1/2), comme si les encouragemens
étaient nécessaires pour y appeler le commerce. Dans toutes
les Echelles on se conduit d'après le même principe , stipulé
dans les capitulations.
La. Bosms. y
( w6)
apporté du dehors, entre en concurrence avec
les produits du pays. La sortie de ceux-ci n'est
point favorisée parmi allégement dans les droits.
Il lui importe peu que les manufactures prospè-
rent, ou que les objets d'origine étrangère ob-
tiennent sur elles l'avantage du débit. Son but
est de remplir ses coffres , sans réfléchir qu'il
tarit la source au lieu de l'alimenter, et sans
s'inquiéter si les espèces que lui comptent ses
bureaux de douanes, proviennent du dehors
ou de la bourse des régnicoles.
Le commerce intérieur, par cela même que
les sujets en sont presque seuls en possession ,
rencontre à chaque pas des entraves. Il est ex-
posé aux avanies, autrement aux droits de tran-
sit que les ayams, en général, prélèvent de
leur pleine autorité, sous le titre de protection
promise, de sûreté garantie, sur tout ce qui
passe dans l'étendue de leur commandement.
Le négociant , livré en quelque sorte à leur
discrétion , n'a rien de mieux à faire que de
payer la rançon de sa marchandise. Mais s il la
tire des serres d'un ravisseur, c'est pour en
rencontrer un autre un peu plus loin; et jamais
il n'arrive à destination sans avoir subi plu-
sieurs épreuves du même genre, qui le forcent
( 127 )
à élever d'autant ses prix. A leur tour les bu-
reaux de douanes, aussi souvent qu'il en trouve
sur sa route, exigent qu'il acquitte les droits,
tandis que l'étranger y satisfait une fois seule-
ment , et que le tarif suivi à son égard ne s'é-
lève pas même au tiers de celui que la percep-
tion consulte lorsqu'il s'agit du premier, surtout
si c'est un sujet tributaire (1).
(i) D'après les capitulations, les franes n'acquittent que
le 3 pour ioo, une fois payé; le même droit s'élève au 10
pour les sujets, et peut aller au 20 au 3o, selon le nombre
de bureaux par lesquels ils sont obligés de passer. Pour les
francs , lorsque les articles ne sont point compris sur le ta-
bleau , et que le négociant ne peut fournir les lettres de fac-
ture, on fait l'estimation sur le prix de la place, en défalquant
de ce prix le 20 pour 100, après quoi la douane perçoit son
droit du 3. Mais c'est pure bienveillance , et seulement en
vertu d'une convention tacite, si les avantages accordés par
les capitulations au commerce extérieur s'étendent au com-
merce intérieur, c'est-à-dire aux produits indigènes transportés
d'une échelle à une autre. Depuis la guerre d'Egypte ce pri-
vilège est contesté à nos négocians ; souvent même il leur
arrive d'être contraints de se soumettre aux conditions impo-
sées aux régnicoles. La question était encore en litige en
181 5, et l'on attendait une circonstance favorable pour la
faire juger définitivement. On avait aussi des craintes relati-
vement au tarif suivi pour les articles d'importation , au
point que les paiemens n'étaient plus reçus par les bureaux
de douanes qu'à titre d'à - compte. Pour demander la révi-
sion du tarif, la Porte s'appuie de la baisse considérable
que ses monnaies ont éprouvée, et des diflVrens accroissement
( "8)
Ces désordres, du reste, ne tournent point
au profit de l'Etat. Comme les fermiers achètent
toujours à un prix très-élevé la préférence dans
les adjudications, par les pots de vin, les ca-
deaux qui précèdent et suivent la signature du
contrat, ils s'emploient de tous leurs moyens
à se couvrir de leurs déboursés ; et l'œil de la
surveillance, qui fait cause commune avec eux ,
se détourne pour se promener sur d'autres
désordres qu'il regarde encore sans les voir,
ou sans paraître les remarquer. Mais on doit
ajouter que les vexations de tout genre sont
bien moins accablantes quand le prince est
que la valeur des articles tarifés a pris dans le même temps.
Le tarif pour les antres nations esl plus moderne; par consé-
quent il offre moins d'avantages aux négocians. En résumé .
la Porte ne touche réellement le droit de 3 pour 100, stipule
par les capitulations , que sur les marchandises d'estime ,
moyennant les garanties qu'elle s'est réservées dans l'inten-
tion de parer aux fausses appréciations. Elle est encore le
jouet des puissances européennes , quand les circonstances
politiques la mettent dans le cas de prononcer un embargo.
Alors tout ce qui tombe en son pouvoir, d'après les lois «le
la guerre , lui échappe en passant subitement sous la pro-
tection d'une puissance amie. Les nombreux cosmopolites
qui vivent à ses dépens, et s'enrichissent des dépouilles de ses
sujets, sont impunément Anglais, Français, Russes, Autri-
chiens, selon que l'intérêt et les circonstances les conseillent.
( *29 )
maître chez lui. Les oppresseurs se montrent
moins entreprenans alors, et l'opprimé n'est
plus sans protection ni refuge.
Le commerce intérieur rencontre une autre
espèce de gêne dans les prix que le gouverne-
ment fixe lui-même , pour un certain nombre
d'articles qui appartiennent évidemment à l'in-
dustrie. Au lieu de s'en remettre à la concur-
rence pour ramener el entretenir les choses à
leur juste valeur, selon sa coutume favorite il
préfère recourir aux moyens qui fournissent
des armes à la vexation : d'un calcul aussi faux
résulte souvent la pénurie.
Malgré cette inégalité tranchante, établie en
Turquie au profit de l'étranger, sans égard
pour les principes les plus élémentaires de l'é-
conomie politique , il s'élève cependant dans la
classe des négocians, surtout chez les tribu-
taires, des fortunes colossales. Cette contradic-
tion prouve seulement combien sont abon-
dantes en Turquie les sources où le commer-
çant va puiser; elle donne aussi à juger de la
prospérité qu elles répandraient dans la société
entière, si elles étaient soumises au système
d'irrigation , et si les régnicoles jouissaient du
( i5o )
droit de préséance , au lieu d'avoir à craindre
sans cesse de nouvelles avanies.
Le système des tribulations ne s'arrête pas
là, et la comparaison persiste jusqu'au bout à
paraître de plus en plus mortifiante pour le
raya. Pendant qu'il voit d'un œil d'envie l'é-
tranger regagner sa chère patrie, emportant
les dépouilles de la sienne , il ne peut céder
au désir de briser la chaîne qui le lient attaché
au sol natal , sans compromettre son avoir et
même son existence. On conçoit du reste que,
dans un gouvernement de cette nature, û ne
doit pas être permis de réaliser sa fortune pour
se transplanter sur une autre terre; mais aussi
pourquoi l'étranger est-il à la condition du
colon qui vient s'enrichir, tout en se réservant
d'aller Taire jouir la métropole des trésors qu'il
amassera ? Constantinople et les différentes
échelles du Levant sont autant de colonies fon-
dées au profit de l'Europe.
Voici le tableau modeste de l'industrie otto-
mane. La capitale a quelques manufactures de
mousselines peintes, dirigées par des Armé-
niens; mais les produits qu'elles donnent restent
bien au-dessous des mêmes articles d'origine
étrangère , pour l;i finesse du tissu etja solidité
( «Si )
des couleurs ; eh sorte que le débit les lient
forcément à bas prix. On fabrique à Brousse
des mousselines unies , propres à faire des
voiles à l'usage des femmes. Elles ne soutien-
nent qu'à la même condition la concurrence
avec celles qui viennent de la Saxe. L'île de
Chypre fournit à la consommation une grande
quantité d'indiennes peintes, qu'on emploie à
couvrir ces divans qui entourent les apparte-
mens en Turquie. Alep et Damas produisent
des étoffes de soie, d'autres en soie et coton,
qui, à raison de leur consistance, de la variété
des dessins et de l'usée t trouvent un grand dé-
bit en Levant et en Russie; il en passe même
quelques ballots dans les autres Etats européens.
La guerre d'Egypte , en forçant les sujets à se
passer des étoffes de Lyon, de Florence et de
Venise, a beaucoup contribué à donner de la
vogue à ce produit de l'industrie nationale. De
son côté, le manufacturier, qui a les matières
premières sous la main, peut tenir les prix à
un taux modéré, et soutenir avec avantage la
concurrence étrangère. On fabrique encore à
Brousse des étoffes soie et coton , une es-
pèce de velours pour garniture de sophas, et
quelques autres articles du même genre. I/Ar-
( -50
chipel présente aussi un grand nombre d'éta-
blissemens qui s'alimentent avec le coton et la
soie. On fait à Angora une étoffe de poil de
chèvre, connue dans le commerce du Levant
sous le nom de chaly. Elle est très-belle quand
on la prend dans la première qualité , et son
débit est fort considérable : on l'emploie pour
vètemens.
L'empire ottoman met donc lui-même en
œuvre une partie de ces trois articles indigènes ,
et s'entend à en tirer un parti assez avantageux;
il n'en est pas de même des laines dont ses pro-
vinces abondent. Si l'on excepte une étoffe
commune , qui porte le nom d'abba ; quelques
autres qu'on fabrique dans l'Archipel; les cou-
vertures de Snryrnc , dont il passe une bonne
quantité dans le commerce d'exportation ; les
tapis qui sortent des manufactures de celte ville
et de Salonique , préférés les uns et les autres,
à raison du prix , aux tapis de Perse , il a re-
cours à l'étranger pour tous les articles de cette
nombreuse catégorie.
L'Asie donne de la toile à voiles, des toiles
communes, et ce tissu soie et lin, que les Orien-
taux emploient à faire des chemises. L'usage
de la perkale commence à s'introduire dans les
( '35 )
différentes échelles pour le même genre de
service , et finira par faire tort à l'industrie
nationale s'il continue à se propager. La vallée
d'Andrinople et quelques cantons delà Roumé-
lie versent dans le commerce l'essence de rose
et toutes ces pâtes parfumées qui reçoivent la
forme de pastilles , ou dont on fait des chape-
lets. Non-seulement ces articles ont un grand
débit dans le pays , mais encore il en passe
à l'étranger pour une somme considérable.
Où les sujets ottomans brillent , c'est dans la
manière de corroyer le fer et l'acier. Il est pos-
sible qu'on connaisse en effet leur procédé
en Europe ; mais , quoi qu'on dise , l'on ne
s'entend pas à le mettre en pratique. Les belles
lames , connues sous le nom de damas , celles
qu'on fabrique à Constantinople et dans quel-
ques autres parties de l'empire , s'offrent comme
la preuve matérielle que cette branche de l'in-
dustrie est poussée plus loin chez eux que nulle
part , si l'on excepte la Perse. Ce produit d'ori-
gine orientale ne se répand guère à l'étranger,
à raison de la valeur exorbitante dont il jouit
dans le pays même , et qui est hors de toutes
proportions avec les prix que nous sommes
accoutumés à mettre dans ces sortes d objets.
( >34)
Un sabre de mille , de trois mille , de dix mille
piastres , renverse, chez nous , toutes les idées
reçues., d autant plus que le luxe a inventé,
à notre intention , une foule de fantaisies qui
ont le pas sur celle-là dans nos goûts. Du
reste , les précautions , souvent infructueuses ,
que l'ouvrier est obligé d'apporter dans la fabri-
cation d'une lame soignée , fait disparaître en
partie la disproportion du prix avec la valeur
réelle. Vient ensuite la valeur idéale , qui
appartient au terroir, et que les préjugés natio-
naux soutiennent.
Les Turcs n'obtiennent pas les mêmes succès
dans la fabrication des armes à feu. Sur ce
point ils sont sensiblement inférieurs aux Fran-
çais et aux Anglais ; aussi recherchent-ils les
fusils , les pistolets et les carabines qui sortent
des manufactures européennes , autant qu ils
dédaignent les armes blanches qui ne tirent
pas leur origine de Damas ou de la Perse. Cette
branche d'exportation mérite l'attention du
gouvernement et du commerce français.
En Egypte , l'industrie lait des progrès depuis
que celte province est gouvernée par Mehemel-
Ali. Ce vice-roi , qui s'annonce avec des vues
élevées , aura sûrement recueilli les germes
( i35 )
que les Français ont laisses dans une terre
féconde , où la civilisation a pris naissance. Il
lait même voyager en Europe des émissaires ?
chargés d'étudier les différons procédés suivis
dans les arts.
A ces principaux articles de l'industrie na-
tionale , il faut encore ajouter : les camelots
d'Angora et du Caire, les sandales de Chio ,
les indiennes de Tokath , la gaze pour che-
mises , de Brousse et de Salonique ; le savon
de Candie , la préparation des maroquins ; les
broderies en soie, or et argent, qui emploient
un grand nombre de bras dans toute l'étendue
de l'empire, et ne trouvent rien qui les égale
en Europe. L'industrie ottomane, comme on
peut en juger, suffirait sans doute à un Etal qui
n aurait qu'une faible population , et des ma-
tières premières en petite quantité ; mais elle
fait la condamnation de celui qui est dans la
situation diamétralement opposée. Ses diffé-
rentes relations achèveront de mettre au grand
jour les immenses lacunes qui existent dans son
système commercial.
Une des branches de commerce qui produit
le plus en Turquie , c'est le change , par cela
même qu'il n'est pas d'Etat où les monnaie-
( i56)
aient éprouvé une aussi grande altération ; où,
par conséquent , elles soient plus sujettes aux
variations de la bourse. Leur valeur nominale ,
purement de convention, subit nécessairement
toutes les alternatives de la bonne et mauvaise
fortune du gouvernement. La piastre , par
exemple , qui représentait , il y a trente ans ,
quatre livres tournois , réduite aujourd'hui à
moins d'un franc , attend sa valeur réelle de
l 'opinion , et marque toutes les hausses , toutes
les baisses de la confiance. De la grande alté-
ration du titre résulte encore que les monnaies
étrangères ont beaucoup d'avantage sur celles
de l'Etat , et bravent tous les tarifs auxquels
le gouvernement prétend les astreindre.
Si d'un autre côté la valeur nominale de la
piastre se maintient à l'égard des unités mo-
nétaires, prises pour terme de comparaison à
l'étranger , c'est une suite des exportations. En
effet le papier , avec lequel elles s'acquittent
assez généralement , peut d'autant moins sou-
tenir la concurrence , que l'émission est plus
forte. Ainsi la piastre suit le cours de 1 fr. ,
1 fr. 10 c. , l fr. 25 c. , selon la quantité de
papier qui existe sur la place. Mais aussi les
espèces monnayées étrangères reprennent sur
( »37 )
cette même piastre l'avantage que le papier perd
à son égard, et le franc, représenté en espèces,
jouit dans le même temps de la valeur de
1 piastre 10 paras , de 1 piastre i5 paras ,
c'est-à-dire ramène à peu près les monnaies
à leur titre. Cette double manière d'être de la
piastre fournit matière à spéculations aux négo-
cians étrangers : au lieu d'acquitter leurs obli-
gations avec du papier , plusieurs envoient de
l'or, et font le bénéfice de la différence entre
la valeur nominale et le litre. Les sequins de
Venise et les ducats de Hollande se prêtent très-
bien à ce calcul lucratif.
L'argent peut être considéré en Turquie
comme la marchandise de premier ordre : nulle
part ., en effet , il ne produit autant. D'après
la loi mabométane l'intérêt est défendu ; le
gouvernement , de son côté , n'a pas l'air de le
tolérer ; cependant dans aucun pays l'usure
n'est poussée aussi loin. Le prêteur retire le
dix , le quinze , le vingt pour cent , et sou-
vent même il exige encore des objets de prix
pour nantissemens , car le droit d'hypothèque
sur les immeubles formerait contradiction avec
le Code. Le peu de stabilité de certaines for-
tunes , principalement de celles qui tirent leur
( i58)
origine des dignités , ou qui reposent sur le
commerce ; le caractère craintif que ce dernier
doit contracter au milieu d'un si grand nombre
de chances inconnues ailleurs ; la répugnance
que le capitaliste éprouve naturellement à chan-
ger ses espèces contre des immeubles , dont la
propriété ne lui paraît jamais aussi bien assurée;
les risques qu'il court comme prêteur, par l'im-
possibilité où il est d'invoquer la loi en celte
qualité , sont autant de causes qui portent l'in-
térêt à un taux exorbitant. Elles entravent
aussi les transactions et remplissent le com-
merce de fraudes et de défiances ; enfin ,
elles entretiennent ce penchant à thésauriser
qui enlève à la circulation , en Turquie , une
masse incalculable de métaux et d'objets pré-
cieux.
Ce sont principalement les Arméniens qui
font la banque , ou , si l'on veut , le commerce
de l'argent. Placés près des grands dans la
capitale , ils ont toujours des fonds à leur
offrir pour affermer les malikianés , les diffé-
rentes branches des revenus de l'Etat, moyen-
nant des bénéfices énormes sur l'exploitation
qu'ils dirigent , et contribuent les premiers à
rendre aussi profitables que possible. Ils sont
( l59 )
encore les gérans du grand -vezir , et de tous les
hommes importans par le rang ou l'avoir. En
cette qualité ils administrent les fortunes parti-
culières , et doivent apporter dans la gestion
un fonds de probité inépuisable , à en juger ,
du moins , par la confiance sans borne, aveugle
même , avec laquelle leurs patrons s'aban-
donnent à eux. Cependant on compte dans
cette nation plusieurs millionnaires , qui ont
puisé leurs trésors à cette source, dans laquelle
il n'est rien moins que facile de voir clair. Les
Grecs et les Juifs ont été supplantés par eux
dans cette profession lucrative, qui fait donner
le titre de saraffe à celui qui l'exerce, et l'en-
toure d'un grand crédit , quand sa fortune est
liée à celle d'un dignitaire du premier ordre.
Le système des compensations existe donc
aussi dans l'empire ottoman ; et si les Turcs
profitent souvent de l'autorité pour dépouiller
les rayas , ceux-ci à leur tour s'insinuent dans
la bourse des concussionnaires , et réparent
les pertes qu'a pu essuyer la classe à laquelle
ils appartiennent. C'est comme cela que les
Arméniens s'emparent in visiblement de la partie
financière et attirent à eux les deniers publics,
tandis que les Grecs , avec bien plus d'adresse
( Mo )
encore , se rendent maîtres du maniement
des affaires politiques. Cette autre vérité est
mise au grand jour dans la Notice que j'ai
publiée sur la Valachie et la Moldavie (1).
Le commerce intérieur , abandonné presque
en entier aux régnicoles , établit des relations
continuelles entre Smyrne , Salonique , Con-
stantinople , les ports de la Syrie , ceux de
l'Egypte , de l'Archipel et de la Mer Noire ;
entre les places de l'intérieur, telles que Bagdad,
Bassora , Alep, Erzerum, Andrinople et les
bords du Danube , au moyen des caravanes ,
qui généralement ont pour conducteurs ,
(i) Il y a au plus quatre années qu'une famille arménienne
était encore à la tête de l'hôtel des monnaies, et moyennant
six cent cinquante bourses qu'elle rendait chaque mois au
miri, elle pouvait frapper autant d'espèces d'or et d'argent
qu'elle le jugeait convenable. Une opulence scandaleuse a fini
par occasionner sa perle. C'est un juif, le basiriam-bachi (chef
des négocians) qui a en maniement tous les fonds et l'admi-
nistration du corps des janissaires; qui établit les rôles de la
solde, et à qui s'adressent, pour leur servir de caution près
du gouvernement, ceux qui se mettent sur les rangs pour
obtenir des emplois supérieurs dans le corps. Ces deux exem-
ples, choisis parmi un grand nombre d'autres, sont la preuve
que les sujets tributaires jouent dans l'empire ottoman un rôle
beaucoup plus sérieux qu'on ne le croit : mais le grand art
c'est de conserver ce qu'ils ont acquis.
( *4i )
des Turcs en Europe , ainsi que dans l'Asie
mineure, et des Arméniens dans la haute Asie.
Le commerce extérieur met les différentes
échelles en rapport avec les quatre parties du
monde. Les habitans de l'Archipel se répan-
dent dans tous les ports de l'Adriatique , de la
Méditerranée et de la mer Noire. Les Alexan-
drins fréquentent Livourne , Gênes , Marseille ;
les Asiatiques étendent leurs relations dans la
Perse; les Arabes qui habitent sur les côtes,
visitent les établissemens voisins , dans la mer
des Indes. Les négocians de Valachie et de
Moldavie trafiquent avec le Nord et en Alle-
magne. Constantinople centralise toutes ces opé-
rations, fait un commerce d'échange immense
entre l'Europe , l'Asie , l'Afrique et le Nou-
veau-Monde. Sa propre consommation , il est
vrai , reverse dans la circulation intérieure
une partie des métaux qu'elle attire de toutes
les provinces de l'empire , bien moins cepen-
dant comme grand marché , qu'en sa qualité
de capitale; mais les articles de luxe, d'origine
étrangère , en enlèvent une masse plus consi-
dérable. Combien son rôle serait brillant si l'in-
dustrie animait les bras de son immense popu-
lation , de manière à se passer du dehors el à
La Bosms. q
( i£a )
pourvoir aux besoins des provinces , qui s'é-
puisent au contraire pour subvenir aux siens,
sans parvenir à apaiser ce chancre dévorant.
L'empire tout entier est ici dans la capitale; or
on sait que Montesquieu a signalé cette calamité
comme la plus grande qui puisse accabler un
Etat.
L'Egypte envoie à Conslanlinople des grains,
du riz, du mais et du sucre. Cette contrée four-
nit à l'exportation du lin, des dattes, des dro-
gues, de la soude et plusieurs autres articles
qui prennent aussi , pour une part , la route de
la capitale. L'Archipel verse, dans le commerce
extérieur, des huiles, des vins, des fruits secs,
des limons, des oranges et de la soie. Ces pro-
duits sont principalement expédiés pour la mer
Noire, où ils subissent un échange très- avan-
tageux. La Morée et l'Albanie envoient au de-
hors des huiles et une grande quantité de soie
qui passe en France , en Angleterre et en Al-
lemagne. Elles produisent aussi en abondance
des tabacs à fumer fort estimés, non-seulement
dans le Levant, mais dans la généralité de l'Eu-
rope. C'est la Russie qui en reçoit la plus forte
part; il s en introduit aussi en France malgré
la prohibition. La Macédoine fournit à l'ex-
( '43)
portation une glande quantité de coton, pour
laquelle la France et l'Allemagne entrent en
concurrence. La première l'achetait presque en
totalité , dans le temps que la guerre maritime
paralysait son commerce avec l'Inde, et que
le système continental la réduisait à ce moyen
pour alimenter ses fabriques : Salonique était le
grand dépôt. Des maisons françaises avaient
formé des établissemens dans les différentes
places marquées comme points de station aux
caravanes, qui le transportaient à Costanitza.
Trieste recueillait, à titre d'indemnité, les bé-
néfices du transit. Smyrne, dont la campagne est
aussi très- productive en colons, expédiait alors
son excédant sur Salonique, pour recevoir la
même destination que ceux de la Macédoine.
Aujourd'hui il est enlevé directement par les ba-
limens de Marseille, de Trieste et des ports mar-
chands de l'Italie. Smyrne répand encore à l'étran-
ger de la soie brute fort estimée, que les Anglais
achètent en grande partie; des fruits secs qui
l'emportent, pour la qualité, sur ceux de l'Ar-
chipel, et qui passent en Europe, surtout dans
la mer Noire. L/Asie, en outre du coton et des
soies qu'elle fournil au commerce d'exportation,
y verse des drogues, de la cire, des peaux de
( i44 )
lapins, des laines, des poils de chèvre, des
noix de galle que les différentes nations euro-
péennes se partagent.
L'exportation des grains, du riz , du savon,
des munitions de guerre et de quelques autres
articles, est prohibée. Cette mesure de sûreté
contre la pénurie, jointe à la nécessité de re-
courir souvent à l'étranger pour subvenir aux
besoins les plus impérieux de la vie, dénote
assez l'état d'indolence, la langueur de l'agri-
culture, dans un empire qui possède l'Egvptc ,
la Roumélie, la Valachie et tant d'autres pro-
vinces célèbres par leur fertilité. Mais la prohi-
bition et les visites auxquelles sont astreints aux
Dardanelles, les bâtimens qui viennent de la
mer Noire , n'empêchent pas que le commerce
étranger n'enlève beaucoup de grains indigènes.
Il suffit pour cela de falsifier les certificats d'ori-
gine; et l'intimité des possessions russes avec
les provinces ottomanes facilite cette fraude^
D'ailleurs le négociant a encore la ressource de
l'or, et les préposés des douanes turques ne
sont pas à l'épreuve de la séduction. De son
côté i'Eg^ pic ' »uvc plus de profil à verser dans
les greniers de Malle son immense superflu,
que de le réserver scrupule jsement pour l'ap-
( i45 )'
provisionneraient de la capitale. Ces infractions
réunies contribuent à l'état de pénurie où le
pays se trouve souvent. Tout du reste semble
concourir à le provoquer. Le gouvernement
fixe, de sa propre autorité, le prix d'achat des
grains qu'il se réserve : ce droit odieux aug-
mente nécessairement le nombre des délin-
quans. Si l'on réfléchit ensuite que le port de la
capitale est le grand entrepôt des grains qui
proviennent de la Russie , on comprendra sans
peine que le privilège accordé à cette marchan-
dise étrangère > de passer le Bosphore pour se
répandre en Europe , doit être singulièrement
favorable à la contrebande. Enfin arrive-t-il
parfois au gouvernement d'autoriser l'exporta-
tion des grains, c'est toujours par le même
principe de fiscalité. Dans ce cas-ci il se tourne
contre le consommateur, car il amène la disette;
et cette situation malheureuse fournit encore
matière à spéculations aux monopoleurs. Ce
sont principalement les Anglais qui font la con-
trebande.
On va voir que le commerce d'importation
de l'empire ottoman consiste en effet, pour une
part considérable, en objets manufacturés avec
les matières premières que nous avons passées
( 46 )
en revue à l'article de l'exportation. Les étoffes
de la Perse et de l'Inde, telles que cachemires,
tapis, mousselines, étoiles brochées or et soie,
constituent une des branches les plus ruineuses
de ses achats à l'étranger : Conslantinople y est
inscrite pour une somme énorme. Les perles,
les diamans , les pierres précieuses en général ,
passent aussi par la Perse, pour se répandre dans
les différentes parties de l'empire , surtout dans
la capitale , où le luxe des harems les attire.
La garniture des armes de prix accroît encore
l'impôt considérable que la Turquie acquitte
pour ces articles dispendieux , qui arrivent pun-
ies caravanes. Elle fait une grande consomma-
tion de sucre et de café, à laquelle l'Egypte et
l'Yemcn ne sont point en état de suffire. 11 est
vrai que le sucre est en partie suppléé par le
miel que fournissent, bien au-delà des besoins, la
plupart des provinces d'Asie et d'Europe ainsi
que l'Archipel; mais ces deux objets de nécessité
absolue dans le Levant, ne sont pas moins, pour
l'Angleterre, une source de spéculations très-lu-
cratives, surtout depuis que la France n'est plus
en étatde soutenir une concurrence qui était pré"
cieuse pour la partie prenante. L'Angleterre verse
dans ce commerce des draps superfins ; cepen-
( *4'7 )
dant comme ses fabricans ne peuvent les don-
ner qu'à un prix élevé, elle ne lutte pas avec
avantage sur cet article avec la France, l'Alle-
magne et le royaume des Pays-Bas. Les com-
mandes sont faites exprès et réglées sur les goûts
du pays, où les couleurs tranchantes jouissent
de la préférence. Les Anglais lui donnent en-
core de l'indigo , de la cochenille, du bois de
Brésil, d'autres matières pour teintures, et
presque toutes les productions coloniales qu'elle
consomme; des montres de poche et de sopha;
de la quincaillerie , des tissus coton , des mous-
selines, des camelots, des cotons filés, des cris-
taux , de la faïence, du fer-blanc, des armes à
feu ," de la poudre de guerre , du fromage et
plusieurs autres produits de son industrie. La
Saxe lui fournit des mousselines et des galons ;
l'Autriche , des galons d'or , des dentelles or et
argent, des toiles, des dentelles de fil , de l'am-
bre , des bois de teinture , des calottes connues
sous le nom de fess , des canons de fusils et
de pistolets, de la quincaillerie, du clinquant ,
des coussins de velours, des cristaux, des draps
de Moravie et de Bohème , des étoffes de soie,
du fer-blanc, des toiles, des indiennes, des
vitres, de la faïence et d'autres menus articles :
( i48 )
Ce commerce se l'ait en grande partie par
Trieste. La Belgique lui envoie des draps;
Florence des taffetas et des velours; Venise,
des salins, de la soie et des vitres.
Dans le temps de leur splendeur, les Véni-
tiens et les Génois , habitués, depuis les croisa-
des, à fournir aux besoins des contrées orientales
et de l'empire grec, nouèrent les mêmes re-
lations avec les Ottomans, lorsque ces conqué-
rans s'installèrent sur les rives du Bosphore.
Ces deux républiques marchandes ont même
possédé exclusivement, pendant un certain laps
de temps, ce brillant avantage. Plus tard les
autres nations se sont présentées successivement
pour en prendre leur pari. La notre, dans la
lulle élevée par la rivalité , avait fini par acquérir
une prépondérance que l'expédition d'Egypte et
la guerre maritime de la révolution lui ont ravie
pour la donner à l'Angleterre.
Il faut remonter au règne glorieux et vivifiant
de Louis XIV pour trouver l'origine de la pros-
périté de notre commerce dans le Levant. Jus-
qu'alors il avait été languissant, malgré tous les
avantages que les capitulations lui garantissaient;
mais à partir de cette grande époque de notre
histoire, les fabriques du Languedoc se mirent en
( i49)
possession du privilège presque exclusif de four-
nir des draps à la Turquie ; et dès lors les Anglais,
les Hollandais , les Vénitiens ne purent plus sou-
tenir la concurrence que dans les qualités super-
fines. La masse de l'exportation et de l'importation
s'élevait pour nous, année commune , à près de
trente millions. Il devait en résulter, pour le port
de Marseille , un mouvement , une activité qui
explique du reste le degré d'opulence qu'avait
atteint cette ville précieuse sous tant de rapports.
Les draps de la Belgique ont commencé à
obtenir du crédit, dans le Levant quelques années
avant la révolution. Les manufacturiers de Lo-
dève et de Carcassone, en apportant moins de
soins dans leur fabrication, contribuèrent à ce
premier succès, que la réunion des Pays-Bas à
la France a complété. 11 nous reste l'espoir de
les supplanter, et la certitude d'y parvenir, si
nous voulons faire quelques efforts pour mettre
à profit les avantages de notre position relative.
L'Autriche est entrée aussi en concurrence pour
les qualités inférieures, au moyen des draps de
Moravie et de Bohème , qu'elle a réussi à faire
goûter, en les tenant à un prix qui flatte le con-
sommateur ; mais elle ne peut porter qu'un
préjudice médiocre à nos manufactures. Les
( i5p )
fabriques de Lvon ont conservé noire supério-
rité enTurquie , pour les étoffes de soie, les tissus
or et argent, et tout ce qui concerne la passe-
menterie. Orléans et Marseille sont encore en
possession , cependant concurremment avec
Gènes , de lui fournir des calottes façon de
Tunis. Les deux dernières font avec \enise
tous les envois du papier qu'il consomme.
Vingt-cinq années de guerre, et les boulever-
semens que l'Europe a éprouvés, en rompant
les relations que la Turquie entretenait avec la
Hollande, la Suisse et plusieurs parties de l'Al-
lemagne, ont donné à l'Angleterre les moyens
de se substituer aussi en leur lieu et place dans
le commerce du Levant, pour plusieurs articles
d'industrie, parmi lesquels on doit mettre en
première ligne, les mousselines fines les perka-
les , les basins et les indiennes. 11 est vrai que
le manque de débouchés a forcé l'Angleterre, à
la même époque, à baisser tous ses prix , de ma-
nière à lui faire acheter assez cher une prépon-
dérance momentanée. L'état de paix réussira à
corriger cette inégalité : l'Allemagne a pour
elle la contiguïté; de noire coté, la grande ex-
tension qu'ont prise nos fabriques de coton, nous
donne aussi le droit d'entrer en concurrence.
( 1*1 )
La Turquie est encore un débouché pour
notre horlogerie ; cependant les Anglais sont
sur cet article des rivaux dangereux. Leur quin-
caillerie obtient également la préférence sur la
nôtre et sur celle de F Allemagne. Il n'en est pas
de même de la bijouterie : celte branche en
grande partie est à nous. Nous entrons en con-
currence avec eux pour les envois d'armes à
feu; mais ce débouché pourrait offrir aux manu-
factures françaises un débit beaucoup plus im-
portant, et de nous seuls encore dépend un
succès qui mérite attention. Nos fabriques de
rubans, d'épingles et d'aiguilles entretiennent
aussi dans ces contrées des relations suscepti-
bles de s'accroître. A plus forte raison on peut,
en dire autant de nos eaux- de- vie, qui même n'ont
rien à craindre de la rivalité. Cette voie d'écou-
lement devrait être préférée, pour les vignobles
du Midi, à ce flux et reflux que leurs produits,
conservés à l'état vineux, occasionnent dans
nos provinces de l'est et du centre : le commerce
de la mer Noire débiterait plus avantageusement
et sans de grands efforts tout notre superflu.
Aujourd'hui que nos relations ont repris la
route facile de la mer, nous pouvons envover de
nouveau, dans les différentes échelles, de la
(»53)
faïence , des cristaux , et une série innombrable
d'autres produits de l'industrie nationale, dont
les expéditions avaient été suspendues forcément.
En résumé, les mines d'or du Levant, plus que
jamais, doivent être considérées comme notre
patrimoine, actuellement que nous n'avons plus
d'aussi grands intérêts dans le Nouveau-Monde
et dans l'Inde. C'est vers les contrées orientales
que nos spéculateurs sont invités, par la certi-
tude de la réussite , à diriger leurs entreprises.
Nous sommes donc intéressés, plus qu'aucune
autre nation, à la conservation d'un empire que
nous pouvons regarder comme notre colonie
la plus riche en espérances. Cette réflexion con-
duit à demander aux philanthropes qui rêvent
la destruction de plusieurs millions d'hommes,
et la ruine d'un allié naturel, qui semble exister
pour la prospérité de notre commerce, quelles
sont les compensations qu'ils lui réservent en
retour de l'héritage dont ils veulent le dépouil-
ler? Quant à la réponse, on est bien autorisé
d'avance à la déclarer non recevable, si elle ose
nous parler de la résurrection des Grecs. D'ail-
leurs est-il une puissance qui consente à sous-
crire le traité qui nous lie, depuis des siècles,
avec la Porte? Existc-t-il une autre nation en
( i53 )
Europe qui abandonne gratuitement à l'indus-
trie étrangère le droit de mettre en œuvre ses
immenses ressources?
Nous n'avons point encore parlé des produc-
tions variées que la mer Noire fournit au com-
merce d'exportation de l'empire ottoman et à
sa propre consommation. L'abondant superflu
de ces côtes fécondes se répand sur la France,
l'Angleterre , l'Italie, l'Allemagne, sur la gêné -
ralité des états européens , qui le partagent et
emploient un grand nombre de bâtimens à le
trausporter chez eux. La Porte a fait une perte
énorme en abandonnant ses droits sur la Crimée,
sur le bouches du Tanaïs, du Borysthèneel du
Dniester. Avant les traités de Raïnagik et de
Jassi , l'entière possession de la mer Noire et
de ses débouchés lui donnait une prépondé-
rance dont elle n'a jamais usé, il est vrai, mais
qu'elle doit s'expliquer aujourd'hui. Cependant
elle regrette cette même possession, moins peut-
être sous le rapport des prérogatives commercia-
les, que par un sentiment de religion et par un
mouvement d'orgueil humilié. De son côté la
Russie, stimulée par une ambition éclairée, a
fait un pas gigantesque le jour où elle est par-
venue à briser la barrière qui l'emprisonnait au
( i54 )
midi , ou du moins qui la tenait dans une dé-
pendance rigoureuse. On ne peut nier que ce ne
soit elle qui ait ouvert le Bosphore à l'Europe;
mais cet avantage doit cire considéré comme
momentané. 11 ira toujours en déclinant , à
mesure que la Russie agrandira son industrie :
la mer Noire , changeant de rôle , servira alors
à une exportation, ruineuse pour ceux qui s'en-
richissent aujourd'hui par la fréquentation de
ses parages ; et cette décadence successive con-
duirait à une déchéance formelle , si le Nord
étendait son influence sur les deux détroits.
Les provinces que l'empire ottoman possède
encore dans le bassin de la mer Noire, pourraient
contribuer puissamment à sa prospérité , s il
exploitait avec intelligence les richessses qu'elles
lui offrent; mais les plus brillans avantages
périclitent dans ses mains. Tous les jours ses ports
se comblent et sont moins fréquentés. Synope ,
Amaressa, qui pourraient servir d'entrepôts àùB
commerce d'exportation incalculable, sont la
triste preuve de cet abandon inexplicable. Il
laisse périr sur pied les forcir qui couvrent la
côte dans le voisinage de ces débouchés pré-
cieux, où d'ailleurs il pourrait établir de grands
chantiers , tandis que ses arsenaux , dépour-
.( >55 )
vus d'approvisionnemens i emploient les bois
à mesure qu'ils sont débités. Il a pourtant
l'exemple de la Russie , qui surmonte les dif-
ficultés pour faire descendre le Dnieper aux
bois de construction et de mâture qu'elle va
chercher très-avant dans les terres. Il traite avec
une indifférence aussi coupable les mines d'or
et d'argent que recèlent les montagnes de la
INatolie. Une exploitation suivie avec activité
pourrait cependant lui fournir les moyens de ré-
parer tous les désordres inséparables de l'alté-
ration des monnaies. Mais le mode qu'il emploie
pour arracher ses trésors a la terre ne peut
manquer de faire avorterses espérances. Les su-
jets condamnés aux travaux pénibles de l'ex-
ploitation , dans les cantons où l'on découvre
des mines , préfèrent séduire les commissaires
envoyés sur les lieux , et payer une déclaration
quileur assure la tranquillité. Le gouvernement,
immolé par ses fondés de pouvoirs, perd tout
par excès d'avidité ; ou si dans le nombre de
ses agens il s'en rencontre un qui repousse l'or
arrosé des larmes des malheureux que les en-
trailles delà terre attendent, celui-là se réserve
de faire tourner à son profit une partie du
produit de l'exploitation.
( i56)
Le commerce étranger tire des côtes de la
mer Noire , depuis le détroit du Bosphore
jusqu'à Trésibonte, une grande quantité de
laine , de miel , de cire , de chanvre , de
soufre et de goudron , que les batimens fran-
çais , anglais , autrichiens , vont charger dans
les ports d'Onina, de Guenze , d'Emboli, de
Synope etd'Amaressa. Cette contrée fournit aussi
à la capitale, du bois de chauffage, des bois de
charpente, de construction et de mâture, du
charbon, des volailles, des fruits de toute es-
pèce, du salpêtre et des suifs; tout le chanvre et le
goudron que consomme son arsenal. Les mines
de cuivre de Kurch, sur le territoire de Sy-
nope, sont trop riches pour être abandonnées : la
nécessité d'ailleurs force d y recourir. Elles pour-
voient au doublage de batimens de guerre; elles
alimententles fonderies de l'artillerie de terre, et
même de la marine, qui emploie le bronze de
préférence au fer, par principe d'économie. Ces
mines fournissent encore les nombreux ateliers
qui travaillent pour les besoins usuels. Enfin ,
comme le cuivre est à plus bas prix en Turquie
que dans la plupart des états européens , il en
passe beaucoup à l'étranger par contrebande.
La cote de Trébizonte, autrement le pays des
( }&1 )
Lazes, verse dans le commerce d'exportation ,
par les ports de Trébizonte , de Risé et de Ki-
résou , des toiles communes , du lin d'une qua-
lité supérieure, du chanvre, des cuirs, un peu
de soie , des peaux de lièvres , du bois de buis
et des fruits secs. Trébizonte et Tokath possè-
dent aussi des mines de cuivre très-riches, et
qui sont en pleine exploitation ; mais le métal
qu'elles donnent est inférieur en qualité à celui
qui provient des mines de Kurch. On tire encore
de Tokath, pour la consommation intérieure,
une quantité considérable de plomb, et de l'ar-
gent. Toute cette contrée produit le froment le
plus estimé pour biscuit de mer. On le désigne
dans le commerce du Levant sous le nom de
blé dur.
La Circassie, la Mingrélie et la côte des
Abazes, cédées par le traité de Bukaretz à la
Russie, qui s'étend aujourd hui jusqu'au Phase,
donnent à la Turquie, des esclaves, dont il lui
est aussi impossible de se passer que d'un maître
absolu. Elle porte, en échange , des métaux et
quelques-uns de ses produits agricoles , tels
que des vins et des eaux- de-vie , tirés de l'Ar-
chipel. Elle va chercher encore du caviar, des
pelleteries et du bois de buis dans ces contrées,
La Bosme. j q
( i58 )
qui fournissent au commerce européen les
mêmes articles, ainsi que des cuirs, des laines,
de la cire et du miel. On s'acquitte, partie en
échanges, consistant en eaux-de-vie et en
armes à feu, partie en espèces monnayées.
Comme les manufactures de toiles à voiles que
la Turquie possède en Asie , ne peuvent suffire
à ses besoins , elle en tire de la Russie par Tan-
garog et Azow. Il lui arrive encore, par ces
deux ports, des cordages et du caviar; des fers
de Sibérie, dont elle pourrait du reste très-bien
se passer, si elle encourageait l'établissement
des forges dans ses possessions d'Europe , et
qu'elle exploitât les mines répandues dans la
province de Sinope. Odessa et les ports de la
Crimée lui donnent des toiles , des indiennes,
de la morue , des sacs en crin , des toiles cirées,
des toiles de Pologne, de l'ambre, plusieurs
articles du nord de l'Allemagne, et des grains
quand sa récolte est insuffisante. Les fourrures
constituent la branche la plus coûteuse de son
commerce d'importation avec la Russie. A la
vérité elle lui fournit en retour des denrées
coloniales qu'elle achète à bon compte aux
Anglais; des huiles, des vins, des eaux-de-vie,
des étoiles d'Àlep , de Damas et du Diarbekir ;
( *-9 )
des chaly de Barbarie et d'Egypte , de l'encens ,
du corail, des couvertures de Smyrne; du lin
d'Egypte; des pistaches, de la rhubarbe, des
toiles de l'Archipel ; des noix de galle , de la
soie, du coton, des maroquins, de l'aloës, du
tabac à fumer, des dattes, des soiries tirées de
nos fabriques et de l'Italie; un assortiment con-
sidérable de productions variées de l'Archipel,
tels que limons, oranges et fruits secs; mais tous
ces articles réunis ne forment qu'une partie du
paiement : pour solder le reste, elle est forcée
de prendre sur les bénéfices de son commerce
d'exportation avec l'Europe. En parlant de ses
relations dispendieuses avec l'Inde, nous avons
vu qu'elle les entretient uniquement avec du
numéraire : on peut donc conclure qu'elle verse
au dehors la majeure partie des métaux mon-
nayés qu'elle reçoit par la voie du commerce.
D'un autre coté, ce qui peut faire croire qu'elle
ne les rend pas en totalité, c'est. le mince pro-
duit de ses mines, comparé avec la somme
énorme qu'elle possède en espèces perdues pour
la circulation, laquelle somme tend à s'accroître
loin d'aller en diminuant.
Les éiablissemens russes de la mer Noire
donnent une grande activité à la navigation. Les
( i6o )
bâtimens fiançais, autrichiens, ottomans, fré-
quentent beaucoup ces parages , où descendent
tous les produits de la Russie, surtout les grains,
les chanvres, les fourrures, les laines, le crin,
ies cuirs, les peaux de lièvres , les bois propres
au service de la marine, les toiles à voiles et les
fers de Sibérie qui jouissent d'une réputation
bien méritée. On y porte en échange des den-
rées coloniales, et tous les produits variés de
l'industrie européenne : pour notre compte
particulier nous ajoutons des eaux-de-vie à nos
envois. Comme les articles de paiement sont
d'un mince volume, tandis que les autres offrent
généralement un poids considérable, les bâti-
mens s'y rendent à peu près sur leur lest; c'est
dire assez que l'arrêté de comptes est au profit
de la Russie.
Si l'on passe aux côtes occidentales de la mer
Noire, on trouvera les riches provinces de la
Moldavie et de la Valachic sur la rive gauche
du Danube; la Bulgarie et la Roumélie au-delà
du fleuve. Plusieurs de leurs productions en-
trent dans le commerce d'exportation , tels que
le sel, les cuirs, le suif, le miel, la cire, les
peaux de lapins et de chagrin , le goudron et
le tabac. Le riz et les grains de toutes espèces
( i6i ;
y passent aussi, mais par contrebande. L'Au-
triche, la Russie, la France et l'Angleterre ,
surtout les deux premières , entretiennent des
relations suivies avec la Valachie et la Molda-
vie. Constantinople reçoit de ces provinces et
de la Roumélie, la majeure partie de son appro-
visionnement enblé, beurre, miel, cire, volailles,
bois de construction et de mature. Ces produc-
tions sont tellement abondantes qu'elles se ré-
pandent jusque dans l'Archipel, et s'étendent à
plusieurs autres parties de l'empire. Les places
de Varna, de Galatz, de Bourgas et de Roud-
chiouk , sont les principaux marchés de ce
commerce important.
A raison du voisinage , l'Autriche est en pos-
session de pourvoir les deux provinces tribu-
taires, d'un grand nombre d'articles de soit
industrie. En retour, elle reçoit des productions
territoriales au-delà du paiement. La Russie
est aussi en compte ouvert avec elles, mais elle
donne au delà du montant de ses. commandes.
La France et l'Angleterre nécessairement onl
moins d avantages que ces deux puissances dans
le commerce d'échanges; cependant la seconde
trouve encore à \ placer une certaine quantité
de denrées coloniales. Quanl à la Turquie,
( ln2
fidèle à son apathie naturelle , elle ne se réserve
guère que la fourniture des articles d'origine
étrangère : des marchandises de l'Inde, par
exemple, et quelques produits d'industrie na-
tionale. Elle est donc bien éloignée de mettre à
profit, comme elle le pourrait, une possession
aussi favorable aux spéculations qui sont du
domaine de l'économie politique (i).
Les provinces tributaires trouveraient le ré-
gime colonial bien doux, comparé à celui sous
lequel elles gémissent. C'est même comme mé-
tropole que l'empire ottoman devrait se considé-
rer à leur égard, s'il était, par son industrie, eu
état de subvenir à tous ses besoins. Mais une fisca-
lité révoltante s'emparerait encore de©
et la ferait servira désoler la pauvre humanité.
Ce tableau des productions variées que 1 em-
pire ottoman récolte en Europe, dans lAsie
et en Al'rique, aura conduit à penser que non-
seulement il pourrait se su ire à lui-même, s il
savait tirer parti d'une si grande masse de ri-
chesses qu'il se laisse enlever ou qu il néglige,
(i; Cet ai tii le est traite1 avec les <l>' v. loppemens qu'il c< m-
porte, dans le Mémoire qui j'ai pi
l (i/tir/ni . il. /,.- Woldavù . et di
( i63 )
mais encore qu'il réunit toutes les conditions ,
sauf le vouloir, pour mettre les Etats voisins dans
sa dépendance. Le commerce d'échange entre
ses nombreuses provinces, en supposant qu'il
fût protégé , loin d'être soumis au régime vexa-
loire des avanies , procurerait à lui seul des pro-
fits incalculables à tous les régnicoles qui se
chargeraient de nouer ses relations. Rien enfin
ne lui manque de ce qui peut assurer ce résultat :
matières premières , situation géographique ,
productions, entrepôts, communications mari-
times et fluviales; il possède même bien au-delà
de ce qu'une grande puissance oserait désirer.
D'un autre côté, ses nations tributaires, dont
il enchaîne les bras; qu'il immole stupidement
à des intérêts étrangers, n'attendent qu'un signe
d'adhésion pour donner essor à leur esprit in-
dustrieux.
( i64 )
vwvvvvvvvvvvvv\<\^vvv\\'VVvvvv\\a\vvvvvvvv\A^vvv\vvvvvvw
CHAPITRE V.
I > 11 gouvernement et de l'administration.
LjE système administratif en Bosnie, comme
dans toutes les provinces de l'Empire, s'annonce
par une simplicité de formes, qui dénote en
général un point de départ heureux , mais qui
se tourne contre les contribuables dans les Etats
où l'arbitraire a pris la place de l'autorité légi-
time. Celte question particulière, pour offrir de
l'intérêt, demande à être précédée de l'examen
critique d'une machine, que ses vices organiques
et les altérations ont usée bien plus que le temps.
Quant à l'opinion, comme elle n'a pas varié, sa
force constante corrige ici l'influence des siècles,
loin de la favoriser.
Le grand seigneur , comme kalife , est chef
spirituel de la nation , le lieutenant du pro-
phète , et J'ombre de Dieu sur la terre. C'est
à ce titre suprême, dont la qualification <\<
( «65 )
sultan n'est qu'un diminutif, que l'exercice
des trois pouvoirs est attaché. Mais cette faculté,
qu'on croit illimitée, ne peut être reconnue
pour telle , même en principe , et son action
rencontre des obstacles fréquens, contre lesquels
elle échouerait infailliblement si elle s'obstinait
à les braver !
L opinion , il est vrai , dans laquelle réside
aujourd'hui l'autorité qui lui reste , rend le
grand seigneur , en sa qualité de souverain
pontife , arbitre absolu de la vie des sujets et
de leurs fortunes. Cependant ce pouvoir judi-
ciaire , sans bornes en apparence , de fait ne
se manifeste guère sans réserve qu'à l'égard des
vezirs , des pachas , des ministres , de tons
ceux enfin qni occupent des emplois dans le
militaire et dans l'administration. Il respecte
forcément les chefs de l'uléma , ou du moins
il se trouve contraint de prendre avec eux des
voies détournées pour arriver à ses lins , lors-
qu'il en veut à leur fortune ou à leur vie. Dans
ce cas il les sort de l'ordre sacerdotal et légis-
latif qui les met hors d'atteinte; sous les appa-
rences trompeuses de la bienveillance , il les
attire dans les rangs des officiers militaires, ei
ne peut les regarder comme :<;< proie qu?autani
( iCC
qu'ils ont subi cette métamorphose. Voilà déjà
une restriction majeure à l'étendue de ce
même pouvoir judiciaire dont on se fait une
idée inexacte.
11 en existe une autre à l'égard des sujets
musulmans de la classe privée : leurs biens ,
leur existence ne se trouvent jamais compromis
sans motifs plausibles. La nation abandonne à
sa hautesse tous ceux qui sont à son service.
Elle applaudit aussi souvent qu'il lui arrive de
faire tomber une de ces têtes orgueilleuses et
dévoratrices , que l'oppression réussit à élever
au dessus des autres. 11 n'en serait pas de même
si l'arbitraire venait désigner des victimes inno-
centes dans ses rangs. Celte nation fîère , et qui
se croit appelée à commander aux autres, con-
serve le sentiment de ses droits et de sa dignité
tout en s'inclinant religieusement devant le pou-
voir légitime. Elle le reconnaît sans examen
pour une émanation céleste ; mais les actes
de cg même pouvoir cesseraient <!<' porter à ses
yeux l'empreinte de l'inspiration divine , sils
étaient dictés par une volonté déréglée et évi-
demment capricieuse.
Sous les règnes des premiers sultans , sans
aucun doute, \c> sujets, bien moins enclins
i67 ;
à murmurer, annonçaient une obéissance plus
passive. Mais depuis ces grands princes dont le
sabre appuyait énergiquement la volonté, et
que leur brillante fortune pouvait bien faire
reconnaître pour des êtres privilégiés du Ciel ,
l'autorité légitime, confiée à des mains débiles,
a fait des concessions capitales. La coutume
s est établie sur l'autre plateau de la balance ;
peu à peu elle a completté un Code , quelle
est parvenue à faire acceptera sa rivale ; aujour-
d'hui , enfin , elle forme un véritable contre-
poids , une garantie très-forte en faveur des
sujets , qui non seulement voient en elle une
égide secourable , mais encore qui l'emploient
comme arme offensive.
Le souverain n'entreprend rien qu'elle n'auto-
rise, et ne peut guère dépasser, sans un danger
manifeste, les limites qu'elle a posées. Elle est
d'autant plus à craindre pour lui, que le corps
sacerdotal rend ses oracles, qui prononcent sa
condamnation, lorsqu'il se montre indigne de la
toute-puissance. En pareil cas, l'arbitre suprême
d un si grand nombre de destinées est dépouillé
juridiquement du titre de kalife , et condamné
à descendre du trône, comme ayant cessé d'être
agréable à Dieu. On voit donc que ]e pouvoir
( i68
judiciaire dont on ïè parc , non -seulement
est restreint de fait et de droit ; mais encore,
par une subversion de principes , que le régime
despotique peut seul excuser , on voit qu il se
tourne contre celui qui en abuse.
Les insurrections militaires achèvent de
rendre le prince circonspect , timide même à
l'égard des coupables qui se sont mis sous la
protection des janissaires. S'il ose braver cette
milice , il compromet l'inviolabilité du sanc-
tuaire d'où il gouverne , retranché derrière
des murailles qui l'empêchent d'apercevoir les
parties les moins éloignées de son vaste empire.
On doit dire aussi qu'en Turquie les mi-
nistres sont responsables , et plus responsables
que dans les gouvernemens représentatifs. Le
plus souvent il arrive que la nation s'en prend
à eux de ses mécontentemens , et demande
leurs têtes , que le souverain se dépêche d ac-
corder pour prévenir les conséquences funestes
d'une escalade dans les formes : mais le résultai
est toujours un échec humiliant pour le trône.
Enfin le vezir est destiné à détourner , en les
attirant sur lui-même, les orages qui mena-
cent le prince , «•! à servir de victime expiatoire
toutes les fois que les sujets en demandeni une;
( ^9 )
iln moins c'est ainsi que le souverain l'envisaee
Celte grande charge , sous ce rapport . est
donc l'ancre de sûreté de l'Etat , et contribue
puissamment à le préserver du naufrage.
Montesquieu dit qu'il ne faut jamais changer
les mœurs et les manières dans les gouverne -
mens despotiques. A ce conseil donné au pou-
voir, le penseur profond aurait pu ajouter
qu'en Turquie le prince doit même éviter soi-
gneusement de les choquer. Olhman II est la
preuve que chez les Osmanlis , le code des
coutumes est l'arche sacrée. Il s'obstina, mal-
gré les représentations de l'uléma, à prendre
pour femme la sœur de Mahomet III , mariée
à un pacha ; par ce double attentat contre les
idées reçues , il s'attira les foudres du chef de
la loi, et la déposition le conduisit à la mort.
La religion est souvent aussi , en Turquie , le
refuge des opprimés. Ibrahim , poussé par un
génie déréglé, à faire violence à la fille du muphly,
souleva contre lui la nation. Cité à ce tribunal re-
doutable, assemblé dans la mosquée de Sainte-
Sophie , il comparut en coupable suppliant ,
et sa déposition fut prononcée unanimement.
Mustapha Ier, Mahomet IV, Achmet ITT ,
Mustapha IT sont encore des exemples frap-
i -o
pans du pouvoir que s'arroge une nation qui
professe l'obéissance passive. Ces princes lais-
sèrent s'introduire des abus sans nombre dans
l'administration , ou permirent que le nom
ottoman fûtbumilié, et furent déposés comme
incapables d'occuper le trône.
Mais le mécontentement général, pour sanc-
tionner ces actes violens , doit forcément em-
prunter l'organe du grand mupbty, ce qui res-
treint son action. Quanta la puissance usurpée
de ce même muphty, redoutable, uniquement
par la force de l'opinion , elle devient bien
plus terrible lorsqu'il existe un traité d'al-
liance entre elle et le corps des janissaires. La
déposition do Selim III est l'ouvrage d'un de
ces pactes destructeurs du pouvoir légitime.
Le chef de la loi déclara réprouvé du ciel ce
prince infortuné , en fondant son oracle sur le
manque absolu de postérité où ce même ciel le
laissait après un règne qui comptait déjà plu-
sieurs années. Du côté des janissaires , la nou-
velle discipline établie par le nizamé-dgédid
constituait le véritable grief; peut être aussi
que Sultan Selim avait offusqué la nation par
les chfingeraens apportés dans les coutumes, et
qui s'annonçaient connue [es préludes d'autres
1-1
changemens plus sérieux. Enfin il arrive encore
que le scheik-ul-islam , à l'exemple des kalifes
de Bagdad , soil consulté seulement pour sanc-
tionner 1 ouvrage d'un parti : quand les ayarns,
conduits par Baïraclar, forcèrent Mustapha IV
à descendre du trône, et, au défaut de l'in-
fortuné Selim, y placèrent Sultan Mahmoud,
la puissance spirituelle ne fut appelée à jouer
un rôle que lorsque l'action avait amené le
dénoûment , et qu'il ne fallait plus que satis-
faire aux formes.
Les incendies sont généralement précurseurs
de l'orage en Turquie, où d'ailleurs il est rare
qu'une révolte sanglante n'amène pas la catas-
trophe. Alors en un clin d'oeil l'effervescence
est à son comble; les sujets luttent contre le
prince les armes à la main, et. semblent faire au
trône une guerre d'extermination. Mais le crime
est à peine consommé, que les coupables, hon-
teux de leur victoire, demandent humblement
au pouvoir qu'il daigne les recevoir de nouveau
sous le joug. Lors de la dernière révolution qui
a ensanglanté la capitale de cet empire, aus-
sitôt que le grand-vezir Baïractar, qui l'avait
provoquée par sa conduite impolitique, eut mis
fin à ses jours en se faisant sauter avec les débris
( i7a )
du palais ministériel, les janissaires, qui assié-
geaient dans le même temps, et le sérail et la
Porte, firent arriver au pied du kalife leurs sup-
plications pour qu'il daignât leur rouvrir le sein
de l'islamisme. On voit que le pouvoir spirituel
répare les échecs de la puissance temporelle, et
la réhabilite, du moins en principe.
Quant à la fin tragique de plusieurs sultans ,
les sujets n'ont jamais poussé la subversion de la
morale publique jusqu'au parricide. C'est tou-
jours dans les antres ténébreux du sérail; par
un ordre émané de celui qui occupe le trône ou
donné en son nom , et par les soins de vils eu-
nuques, que sont mis à exécution ces actes vio-
lens, dictés par l'ambition alarmée: en deux
mois , c'est le pouvoir naissant qui porte le coup
de grâce au pouvoir déchu, et le sang de la vic-
time ne rejaillit jamais sur la nation. L'arrêt de
mort de Selim a été prononcé par son cousin
Mustapha. Peu de temps après, si Mustapha
a été lui-même immolé, c'est, du consentement
de sultan Mahmoud , qui n'avait à choisir qu'en-
tre ce parti extrême et le sort de l'infortuné
Selim. En se reportant à des époques plus
reculées, on voit Mustapha F' périr par ordre
d Animât IV; et Ibrahim étranglé immédiate-
( *73 )
ment après sa déposition. Mais Ja vengeance qui
attenta aux jours de ce prince se garda bien de
revêtir cet acte des formes juridiques, et bien
moins encore d'en tirer vanité, quoiqu'elle eût
pour elle le chef de la loi. Othman II enfin, qui
tomba dans sa prison, sous les coups d'une poi-
gnée d'assassins, fut aussitôt vengé par cette
même milice qui avait servi d'instrument pour
sa déchéance.
Nous avons parlé du crédit funeste attaché
<au titre de janissaire; en voici un exemple.
Lorsque Hussein Pacha, chargé par Sultan
Selim de soumettre Paswan-Ogîou, marcha
contre ce rebelle célèbre , il n'osa pas conduire
de janissaires avec lui, par la raison spécieuse
que le félon était inscrit sur les rôles de cette
milice. Réduit , devant Widin , à faire soutenir
son artillerie de siège par un corps de cavalerie
on devine sans peine l'issue que dut avoir l'en-
treprise avec de semblables moyens d'exécu-
tion. Cependant ces égards criminels cesseraient
dès l'instant où le principe de la légitimité pa-
raîtrait compromis; et celte même milice, qui
d'habitude fait trembler ses maîtres, serait la
première à se presser autour du troue s'il était
menacé d'un changement de dynastie. L'efhca-
La Bosme. . t
( <7M
cité de ce contre- poison est si bien connue
de l'ambition, qu'à travers les révolutions qui
ensanglantent les annales ottomanes, on n'aper-
çoit pas même l'ombre de l'usurpation.
La faculté législative du sultan est incompa-
rablement plus bornée que son pouvoir jud
ciaire. Depuis les empiétemens que l'uléma a
faits sur le domaine de la couronne, le chef de
l'Etat ne peut plus déclarer la guerre, conclure
la paix, asseoir un nouvel impôt, apporter aucun
changement dans les coutumes, sans avoir obtenu
l'adhésion de ce corps s dont l'empire est absolu
sur l'opinion. Suleïman le Canuniste a posé les
fondemens de cette puissance modératrice, qui
a profité , pour s'élever , de l'impéritie de ses
successeurs.
La nation elle-même prend aussi parfois
l'initiative dans les questions d'intérêt politique;
entraîne le gouvernement à la guerre contre son
vœu, et le détermine encore à précipiter la signa-
ture de la paix. Elle élève si haut la voix lors-
qu'il lui arrive de rompre le silence, quil y a
nécessité pour le souverain de se rendre à ses
instances énergiques. D'ailleurs elle a de droit
des délégués dans cette assemblée générale,
composée de tous les ordres de 1 Etat, etquon
( '75 )
n'omet guère de convoquer dans les circonstan-
ces extraordinaires. Cette assemble'e, qui porte
le nom de Aïak-Divany, n'est, il est vrai, que
consultative ; mais une marque de déférence
aussi prononcée ne ressemble en rien à la ma-
nière de procéder du pouvoir absolu. D'ailleurs
l'opinion qu'elle émet fait pencher la balance,
et presque toujours tranche la difficulté.
A l'époque où les Français débarquèrent en
^&yPte> ^ nation demandait à grands cris qu'on
déclarât la guerre à notre gouvernement. Une
femme, saisissant le moment où le sultan se ren-
dait à la mosquée , osa l'apostropher en ces
termes: Attends-tu que les infidèles soient maî-
tres des villes saintes pour marcher contre
eux ? Dans cette circonstance, Selim fut entraîné,
et ne se décida à déclarer la guerre à la France
que pour céder au vœu général. Il est vrai que
cette détermination, commandée par une agres-
sion manifeste, que le gouvernement français
cherchait cependant à faire envisager à la Porte
comme une entreprise dans son intérêt, était
subordonnée à un projet d'alliance qui devait
provoquer l'hésitation , et même la répugnance ,
dans le cabinet ottoman. Les instances de la
nation, abusée par des traînes, ont beaucoup
( >70)
contribué aussi à la ratification du traité de
Bukaretz (1).
Le pouvoir exécutif, qui devrait au moins
appartenir sans réserve au grand-seigneur ,
n'existe plus lorsque le trône est occupé par
(i) Lors de l'expédition d'Egypte, le niuphty se refusa con-
stamment à autoriser de son fetwa la déclaration de guerre
à l'égard de la France, ainsi que l'alliance offensive et défen-
sive avec l'Angleterre et la Russie. Il se retranchait derrière
cet argument : s'unir avec une puissance qui fonde son agran-
dissement sur la ruine de l'empire, tel est le projet qu'on
voudrait me faire sanctionner. Enfin , il préféra la déposition
à une condescend ince criminelle. M. Ruftin, chargé d'affaires
de la France, et M. Dantan , premier drogman de la légation ,
selon les instructions qu'ils avaient reçues , présentaient au
reïs-efléndy l'invasion de l'Egypte, de la part An gouverne-
ment français, comme une mesure d( ridante à dimi-
nuer l'influence de l'Angleterre près des bçj - ■ « t à faire ren-
trer ces félons dans l'obéissance. Le ministre ottoman ne ré-
pondilque ce peu de mots : « Vous êtes trop jeune, M. Dantan;
« mais votre chargé d'affaires, à qui sa h m une expérience donne
i) le droit de prononcer, se rappellera que derrière ces murs
» sont les ossemens d'Ibrahim-Pacha. » Cet Ibrahim, grand-
vezir sous Achmet III, abusé par un excès de confiance, fut
proscrit pat l'opinion. Son maître, menacé lui-même» crut
les mécontens en leur Faisanl jeter le cadavre de la
Victime qu'ils demandaient à grands cris : mais cet infâme sa-
crifice ne lit qu'avancer l'instant de sa déposition. Le reïs-
, [fi mil . qui avait sous les yeux la sépulture d'Ibrahim-Pacha .
lisait dans son épitaphe le sort réservé dan- l'empire ottoman
aux ministres qui s'attirent la haine de la nation.
( *77 )
un prince faible. Dans le cas contraire, il jouit
seulement d'une faculté cVeniprunt que le
moindre acte de félonie peut compromettre
au point de la rendre impuissante. C'est encore
la faute de la couronne : la mollesse, l'oisiveté,
l'état de déliance dans lequel les sultans passent
leurs jours depuis queleurpalais est devenu une
véritable prison , ont amené forcément les
nombreuses concessions qui s'arment aujour-
d'hui contre leur autorité. Les Bajazet, les
Amurat, les Mahomet pouvaient investir de
tous les pouvoirs ceux qu'ils déléguaient dans
les provinces : le félon ne parvenait jamais à
retarder l'heure de la vengeance. Mais com-
ment des princes qui se sont dépouillés gra-
tuitement de la prérogative de commander aux
baïonnettes ; qui même ont laissé s'élever et
croître autour d'eux le système onéreux des
grands vassaux, que 1 existence d'une armée
permanente mitigeait dans l'origine ; comment,
dis-je, peuvent-ils espérer que leur volonté de-
viendra un ordre absolu, et recevra cette exé-
cution rapide qui doit caractériser le pouvoir
dans tous les gouyernemens ? Le despotisme ,
il est vrai, appesantit son sceptre de fer sur
l'empire ottoman , frappe le sol de stérilité et
( >78)
tue l'industrie ; niais ce sont les délégués de
Sa Hautesse qui l'exercent et qui en recueillent
les profits ensanglantés.
Le gouvernement, du reste , a mis lui-même
les armes en main aux pachas. Par une vieille
tactique, imaginée dans les temps où ce vaste
empire, composé de pièces et de morceaux,
ne formait pas encore un tout homogène , lors-
qu'une province se mutinait, on se servait de
la province voisine pour la faire rentrer dans
l'obéissance. De là est venue l'autorisation ac-
cordée aux gouverneurs d avoir à leur dispo-
sition des forces qu'ils ont amenées peu à peu
à l'état de permanence , en perpétuant l'état de
guerre. Le gouvernement a étendu ce système
vicieux, au lieu de le corriger : aujourd'hui il
se se t des individus pour se venger des indi-
vidus ; il arme les pachas contre les pachas.
Voilà les seuls moyens de défense qui lui restent,
et l'abus intolérable que Selim voulait anéantir
en créant une armée permanente.
Si l'on continue à parcourir les annales otto-
manes, avec l'intention de rechercher les causes
de la décadence du pouvoir , on reconnaît que
la défiance se glissa plus que jamais dans la fa-
mille impériale sous le règne de Suleùnan-le-
( ]79 )
Grand; que ce législateur, trompé par l'astuce
d'une femme, l'institua même en principe; et.
dès lors que la réclusion des princes fut regardée
par le sultan comme nécessaire à son repos.
Peu après ce règne mémorable on voit com-
mencer la nullité du souverain, l'accroissement
de 1 autorité des ulémas, des grands-vezirs et
l'insolence des janissaires. Le prince s'annonce
ombrageux par système ; et les fratricides , les
infanticides , de plus en plus fréquens , signa-
lent son avènement au trône. La suliane mère
et les eunuques se glissent dans le conseil, sou-
vent même s'emparent du sceptre sans déguise-
ment. Une foule d'abus s'introduisent dans l'ad-
ministration, et les impôts vexatoires, qui en
sont la conséquence, à tous les inslans provo-
quent les signes du mécontentement. Les sy pa-
lus se révoltent , on leur oppose les janis-
saires; ceux-ci à leur tour menacent -ils le
prince d'un soulèvement, on les désarme en
leur faisant des largessese. Le limon de l'Etat
passe de main en main , et rencontre rarement
un pilote expérimenté, parce que le caprice
ou l'intrigue dicte le choix du sultan, qui, de
son côté, s'estime heureux d'arriver au port en
louvoyant constamment sur une mer toujours
( 180 )
prête à s irriter : tel est en abrégé l'historique
du sérail. En suivant ses différentes phases, il
est laeile de se convainere que le pouvoir,
absolu dans le principe, a lléchi en vieillissant;
({ue les institutions se sont altérées , que les corps
délibérans se sont engendrés ; et qu'il en est ré-
sulté une anarchie où chacun commande, où
personne ne veut obéir.
Cependant un caractère fortement trempé, tel
s'annonce sultan Mahmoud, dictera sa volonté
d'un ton plus décisif, en imposera à une milice
séditieuse, contiendra les pachas par des exem-
ples toujours prompts, d'une sévérité inflexible,
cl parviendra enfin à rentrer dans ses droits. S'il
survient en outre, sous ce règne, régénérateur
des circonstances extraordinaires qui réveillent
dans le eœnr tics sujets le sentiment de la pa-
trie et le fanatisme religieux, on conçoit qu'un
concours aussi heureux doive amener une crise
salutaire, et tende de nouveau le ressort.
Il existe, avons-nous dit, deux «-Ires de
raison en la personne du grand-seigneUr : le
kalife et le sultan. Le scheik-ul-islam , que le
premier nomme et qu'il peul déposer, marche
souvent de pair avec fm, ci prouve dans les
irconstances difficiles qu'il l'a dépouillé de
( i8i )
ses plus belles a itributions : celles d'interpréter
la loi et de la faire parler. Il préside, assisté
du chef des émirs, à la cérémonie du couron-
nement. Lorsque le prince touche à sa dernière
heure, c'est lui qui réci'e la prière funèbre
près de son lit de mort. Quand il approche de
sa personne révélée, au lieu de se prosterner
le front contre terre à l'exemple de tous les su-
jets, il lui imprime sur la poitrine un baiser
qui est plutôt le signe de la tendresse pater-
nelle que de la piété filiale , comme l'indique
d'ailleurs le titre de précepteur (kodgia), que
son maître affecte de lui donner. Le sultan , les
officiers militaires , tout ce qui porte le sabre
ne se montre en public qu'à cheval ; le chef de
la loi elles principaux ulémas jouissent, avec
les femmes, du privilège exclusif d'user du
cotchi, voilure assez semblable à nos anciens
coches. Celte différence tranchante a pour but
encore d'attirer une considération plus marquée
sur la haute magistrature. Enfin, aprèsavoirvu
le scheik-ul- islam, à la tète des docteurs de la
loi, comme organe du pouvoir législatif, et
comme chef de Tordre judiciaire, nous le re-
trouvons, Je premier de tous , dans Tordre sa-
cerdotal. Le litre éminenl de souverain pontife,
( '8a )
qu'il cumule avec les deux premiers, complète
celte triple puissance, empruntée du kalifat , et
qui commande le respect chez tous les peuples.
Il est à remarquer cependant que le règne
d' Abdul-Hamid ou plutôt de Cara-Mehemet ,
vezir de ce prince, a été d'une influence défa-
vorable pour l'uléma , à raison des échecs que
le corps a reçus en la personne de plusieurs
grands muphtys. Par des dépositions répétées,
le pouvoir a nui au prestige , en familiarisant le
profane avec le sacré. Pour atteindre un but
regardé jusqu'alors comme inabordable, ou
du moins comme périlleux, l'habile ministre
glissa la division parmi les membres principaux
du corps. Le chef de la loi vengea plus tard ,
il est vrai , la puissance sacerdotale , lorsqu'il
prononça la déchéance des deux successeurs
d' Abdul-Hamid; mais Selim ne succomba que
pour avoir laissé se former une ligue redoutable
entre l'autorité spirituelle et les janissaires.
Mustapha fut également victime d'une coalition
puissante. Ces deux exemples prouvent l'infail-
libilité d'un principe mis en pratique parles sul-
tans expérimentés, et qui leur rappelle à tous les
instans qu'ils doivent diviser s'ils veulent régner
Le grand-vezir, qui représente le sultan,
«..
( i83)
c/est-à-dire la puissance temporelle, loin des
yeux de son maître , commande les armées ,
dirige le ministère, imprime sur tous les vi-
sages le respect de la servitude. Sa Hautesse
vient-elle à paraître, il rentre dans la poussière,
et l'on ne retrouve plus en lui qu'un premier
esclave, qui se fait remarquer par une plus
grande abnégation de lui-même. En guerre il
est toujours accompagné du saint étendard ;
cependant cette enseigne ne devrait être dé-
ployée que lorsque le sultan commande en per-
sonne. Dans les cérémonies sept chevaux riche-
ment caparaçonnés le précèdent. A l'armée on
le reconnaît à trois queues de cheval (tougues)
qu'on porte devant lui, selon la coutume tar-
lare. Les ordonnances lui accordent encore une
musique militaire ( tabulkana), dont la compo-
sition est réglée d'après le poste éminent qu'il
occupe. La police de la capitale fait partie
de ses attributions, comme un des soins les
plus imporlans de l'empire. 11 préside le mu-
khavéré, autrement le conseil d'Etat, et rend
compte à Sa Hautesse de ses délibérations.
Quatre jours dans la semaine il rend la justice ,
assisté alternativement par les deux cady-askers,
l'istambol-cadyssy , les mollas de Galata, de
Sculari eL d'Eyubj <|ui prononcent , saiif-l'ap-
probation du vezir.
Au divan-kané ci au galibé-divan(i) sont atta-
chés, en qualité degreffiers^ lebuyuk-teskéredgi
et )<■ kutchink-teskéredgi. Ces deux ofliciers se
tiennent debout, le premier à droite, le second
à gauche des juges. Us reçoivent les requêtes
( arzubal) des mains du tchiaousch-bacbi , et
en donnent lecture (2). Avant 1 audience ils se
partagent les plaideurs et appellent les causes
à tour de rôle. Toutes les décisions <lu grand-
vezir en matières juridiques sont prises en note
par eux.
Le sultan honore son premier ministre «lu
titre de lala qui répond à celui de tuteur. Cc-
pendant, lorsque ce dernier aborde son pupile,
il fléchit le genou, touche la terre de la main
droite, la porte à sa bouche, ensuite à son
(1) Le premier se ticnl à La Port» c'esl-à lu.- dans le pa-
lais du grand-vezir; le second . dans la salie du koutbej au
sérail. Dans l'un et l'autre cas Ii tribunal est compost comnri
il 1 été dit [>l u> haut.
. 1 mu ision csi de rigueur dans la rédaction d'un arzubal.
1 es sortes de requêtes sonl dressée! | i tins publics
expérimentés , cl qui fonl uni étude particulier)
de 1 omposiiion
( '85 )
Front en s'inclinant humblement. II use du
même cérémonial pour prendre congé de Sa
Hautesse.
Le capitan-pacha commande sur mer avec
une autorité aussi illimitée. Toutes les îles et
les côtes font partie de son département, qu'il
parcourt chaque année pour lever le tribut. A
Constantinople il exerce une surveillance im-
médiate sur l'arsenal de construction , sur les
troupes de la marine et les faubourgs de la
rive septentrionale du port. En présence du
grand-vesir il n'est plus qu'un personnage très-
secondaire, selon ce principe fondamental qui
préside partout à Tordre hiérarchique dans
l'empire ottoman.
Le ministère se compose ainsi qu'il suit :
Le keaïa-bey, en sa qualité de secrétaire des
commandemens du grand- vezir, el à raison de
l'influence que lui donnent ces fonctions éle-
vées, doit être mis en tête. Il transmet aux gou-
verneurs des provinces ainsi qu'aux différens
chefs militaires les ordres du représentant de
Sa Hautesse. Dans ses bureaux on enregistre
tout ce qui est envoyé aux provinces , en
laisssant cependant au defterdar et au reïs-
effendi le soin de dresser les expéditions ,
(i86)
chacun en ce qui le concerne. 11 ouvre les
lettres adressées au grand-vezir, et lui en pré-
sente l'extrait ; il donne des ordres en son nom,
et même il peut le faire sans le prévenir. Mais
aujourd'hui son autorité est déchue; il en est
de même de celle de son chef. Ces deux digni-
taires se montrent très-réservés à prendre sur
eux, par suite des craintes qu'inspire la respon-
sabilité.
C'est le grand-vezir qui nomme le keaïa-bey,
sauf l'approbation du grand-seigneur. Cela doit
être ainsi, puisque le second est l'homme de
confiance d u premier ministre et un autre lui-
même. Cet emploi conduit assez ordinairement
au veziriat.
Le defterdar, autrement le ministre des
finances , est chargé de poursuivre la rentrée
des fonds , de pourvoir à toutes les dépenses,
d'affermer les revenus de l'empire, de centra-
liser enfin la comptabilité du miri et d'en pré-
senter chaque jour le tableau sommaire au
grand-vezir, de manière à le tenir constamment
au courant de l'état financier. Cet emploi con-
stitue donc intendant-général et grand-trésorier
celui qui en est revêtu. Dans les cérémonies le
defterdar cède la préséance au keaïa-bey, et
( >«7)
marche sur Ja même ligne que l'aga des janis-
saires.
Le reïs-effendi vient ensuite. Il a en partage
le département des affaires étrangères; il est
en outre chancelier ou archiviste de l'empire.
Dans ses bureaux , qu'on nomme divan-calem,
sont dressés tous les fermans , excepté ceux qui
ont rapport aux finances et à l'administration,
dont la rédaction appartient au defterdar. Son
nom , traduit littéralement , répond à celte
qualification : homme de bureau en chef. Il
ferme la liste du ministère proprement dit , à
moins qu'on n'y porte encore le tchiaousch-
bachi , autrement le chef des messagers
d'Etat.
Ce dignitaire est chargé de l'expédition ou
de la transmision des ordres. Il siège au divan,
c'est à dire aux audiences consacrées à admi-
nistrer la justice, et prononce sur les causes
qui ne sont point assez importantes pour être
soumises au grand-vezir. Intermédiaire de l'au-
torité première pour tout ce qui est du ressort
de la justice , il porte au rôle et appelle les
causes à juger. Le corps des tchiaouschs est sous
les ordres de ce dignitaire. Ces messagers d'E-
tat remplissent encore les fonctions d'huissiers
( i«»)
près du grand-vezir, lorsqu'il lient divan, ou
qu'il parcourt la capitale comme ministre de
la police.
Le ministère est spécialement attaché au
grand-vezir , et le suit à l'armée. Dans ce cas
le grand-seigneur nomme pour résider près de
sa personne un kaïmacam et un second minis-
tère tout semblable au premier, mais dont les
fonctions se bornent à préparer les affaires.
L'autre ne perd rien du privilège de les con-
duire à fin, ce qui entraîne des lenteurs sou-
vent préjudiciables au service. Celte restriction
est une conséquence de la responsabilité qui
doit peser sans partage sur une seule tête,
conformément à la maxime favorite du gouver-
nement.
ï es dignitaires qui jouissent du privilège
d'assister au conseil d'Etal sont : le chef de la
loi, le capilan-pacha , les deux cady-askers , le
U'aïa-bey, le defierdar,le reïs effendy et le
ichiaouch-bachi. Les chefs de division du mi-
nistère, les agas des janissaires, des selictars et
des sypahis restent , les seconds en dehors sous
les portiques de la salle, les autres dans une
pièce voisine, de manière à pouvoir Compa-
raître aussitôt qu'ils sont demandés. On voit en
( >89 )
face de la porte l'œil de la surveillance. C'est
une petite fenêtre grillée qui fournit à Sa Hau-
tesse le moyen d'assister invisiblement aux dé-
libérations.
Après les grands personnages du ministère,
il existe une hiérarchie de second ordre, qui
jouit aussi d'une haute considération et com-
plète le mouvement de la machine. Sa marche,
du reste, est régulière, impassible même, et
les changemens fréquens qu'elle éprouve dans
ses principaux rouages , n'occasionnent en elle
ni commotion , ni ralentissement ; parce que
les autres , sur lesquels roule vraiment l'admi-
nistration, sont doués d'une permanence com-
plète. Tout y est réglé encore sur le même
pied qu'au temps de Suleïman qui l'a fondée :
les Osmanlis témoignent autant de répugnance
à opérer des changemens dans leurs manières
que dans leurs mœurs.
Il serait à désirer que l'ordre parfait, la régu-
larité invariable qu'on remarque dans les diffé-
rens bureaux de la Porte , se retrouvassent aussi
dans les provinces, où l'administration, soumise,
au contraire, à des gouverneurs qui ne connais-
sent dérègle que leur volonté, procède le plus
souvent au gré de l'arbitraire.
La Bosme,
] 2
( '9° )
Le nichandgi es! le premier officier de la
Porte après les ministres. Ses fonctions consis-
tent à apposer le chiffre de Sa Hautesse sur
tous les fermans. Avant d'arriver à lui pour re-
cevoir le cachet de l'authenticité, ils sont si-
gnés par le secrétaire rédacteur , parafés par
le chef du hureau où ils ont été dressés, et re-
vêtus du seing du reïs-effendi ou du defterdar.
Cette filière offre la preuve de cette grande ré-
gularité, de cet esprit méthodique, qui carac-
térisent l'administration centrale (1).
Après le nichandgi viennent les chefs de di-
vision de la defterdarerie , qui se partagent
toutes les branches de service , c'est-à-dire ce
qui constitue chez nous plusieurs grands dé-
partemens connus sous le nom de ministères.
Dans l'empire ottoman , la marine, l'armée
(i) Le chiffre du sultan , autrement le Laatif-schérif, s'ap-
pose en tête des fermans, avec une espèce de griffe qui porte
le nom de tourra. Selon le dire «le Cantemir, les premiers
princes ottomans écrivaient eux-mêmes leurs ordres, et la
charge «le nichandgi n'a été instituée que pour remplacer cette
pratique estimable, tombée <n désuétude. Sur les fermans
relatifs aux finances, le parafe du reïs-effendi est substitué à
celui du defterdar. Quant au grand vezir, il ne contresigne que
ks lettres d'envoi el ses ordres particuliers. Le nichandgi fail
prendre copie de tous les fermans soumis au tourra.
( m )
tic terre , les finances , l'intérieur et la maison
de l'empereur relativement à plusieurs articles
de recouvrement et de dépenses, n'en forment
qu'un seul pour les deniers. Le defterdar est
le centre commun de ces divisions principales ,
qui portent le nom de calem. La première règle
la marche des autres, contrôle leurs opérations,
asseoit et fait la répartition générale des impôts.
Les autres pourvoient, chacune en ce qui la con-
cerne, à la rentrée des fonds, soient qu'ils pro-
viennent des biens domaniaux , ou des imposi-
tions; aux dépenses des différens services , c'est-
à-dire à la solde de l'armée de terre et de l'armée
de mer , aux gages des officiers civils et mili-
taires qui tombent à la ciiarge du trésor; à l'en-
tretien du matériel de la marine et delà guerre ;
aux fondations pieuses , à la vérification des
rôles de la milice , enfin à la confrontation de
la recette et de la dépense, établie de telle sorte
que la situation de caisse ressorte en très-peu
de pages, comparativement à la complication
et à l'abondance des matières. Les subdivisions
achèvent d'établir dans cette administration im-
mense une clarté parfaite sous le rapport du clas-
sement et de la distribution des fonctions, de ma-
nière que les empiétemens et les incertitudes
( *92 )
n'entraven^ jamais la marche des affaires. D'un
autre côté la partie des écritures ne prend pas ces
accroissemens effrayans qui finissent par amener
la confusion; et si le principe d'invariabilité a ses
in convenions , du moins empêche-t-il le mi-
nistère ottoman de s'égarer dans un dédale.
La rédaction se fait en turc, mais avec toutes
les richesses d'emprunt dont celte langue est
redevable à l'arabe et au persan.
Le terzana-emini a l'intendance de la ma-
rine pour la partie administrative. Le top-khané-
nazyr joue le même rôle dansl'arsenal de terre.
Le dgiumi-ddiané-emini est inspecteur des mi-
nes. Le muhaïdgi fait les achats de grains poul-
ie compte du gouvernement. Le zarphazné-
emini exerce son inspection sur l'hôtel des
monnaies. Les douanes constituent les attribu-
tions dedgiuruk-emini. Ces difiérens chefs d'ad-
ministrations particulières ont aussi des rap-
ports directs avec le defterdar, qui se retrouve
constamment en matières de comptabilité ,
quels que soient les services. De cette manière
d'être résulte que le ministère ottoman est
partagé en deux grandes divisions , dont la pre-
mière embrasse les ordres, les mouvemens et
la diplomatie , dégagés de la partie financière ,
( np )
tandis que l'autre rassemble, sans partage, tout
ce qui a rapport à l'administration.
Après les ulémas , quelquefois même avant
eux , c'est parmi les effendis et les kodgias (gens
de plume)qu'on trouve le plus d'instruction. Le
deflerdar et les reïs-effendi sortent presque tou-
jours de cette classe rompue aux affaires; elle a
donné aussi des pachas et même desgrands-vezirs.
Les officiers militaires qui doivent leur élévation
aux emplois ministériels ou qui tirent leur origine
de l'intérieur du sérail, se distinguent de ceux
qui sortent des rangs de l'armée , par une nr-
banitéet des manières sensiblement plus épurées,
surtout par une étendue de connaissances que
les autres n'ont pas ; mais ceux-ci , en revan-
che , familiarisés avec la profession des armes ,
sont bien plus propres à diriger les opérations
militaires. Sous ce rapport ils ont l'opinion pour
eux , tandis qu'elle désigne de préférence les
premiers pour la négociation des affaires diplo-
matiques, auxquelles ils mêlent une dextérité
dont on croit cependant les Osman lis entière-
ment dépourvus. La conduite que tient la Porte
dans le moment présent doit suffire pour dé-
truire un préjugé qui pouvait, il est vrai , passer
( '94 )
pour une opinion fort raisonnable, dans le temps
de ses démêlés avec l'impératrice Catherine.
Le titre de beyler-bey , qui signifie prince
des princes , aujourd'hui est conféré seulement
au pacha de Roumélic on plutôt de Sophia ,
et à celui de Natolie , qui fait sa résidence à
K.utaïe. Autrefois le pacha de Damas jouissait
aussi des prérogatives attachées à cette dignité.
Dans le principe, elle accordait à ceux qui en
étaient revêtus, le privilège de recevoir de la
Porte les ordres relatifs aux gouverneurs de leurs
ressorts respectifs , et les investissait du droit de
surveillance à l'égard de ces subordonnés. Depuis
que les pachas sont regardés comme fidèles pour
peu qu'ils veulentbien paraître soumis, la charge
«le beyler-bey a perdu son autorité, et n'en con-
serve plus que le souvenir. Le gouvernement
s'adresse d'habitude aux premiers, sans employei
l'intermédiaire souvent méconnu des autres.
Dans les ordonnances de Suleïman, tous les
pachas indistinctement sont qualifiés de beyler-
bey. L'adulation accorde souvent encore ce
litre flatteur au pouvoir , qui de son coté se
prêle à cette cajolerie , d'autant plus facile-
ment qu il esl familiarisé avec la langue hyper-
bolique, par l<- sult;u] lin même ^ qui en donn<
( 19-5 )
l'exemple dans le protocole «le ses fèrmans.
Les gouverneurs de province reçoivent, avec
la pelisse d'investiture , le libre exercice de la
puissance temporelle attribuée sans aucune res-
triction au grand-seigreur. Mais, pour apposer
sur leurs ordres le cachet de 1 irrévocabilité , ils
ont de plus que Sa Hautesse, à leur disposition ,
des maisons militaires nombreuses , composées
en grande partie d'Albanais qui leur obéissent
aveuglément. Le ourf , ou le droit de pronon-
cer en dernier ressort au civil et au criminel ;
la perception des impôts qu'ils sont chargés
de faciliter , et qu'ils prennent souvent à leur
compte ; le privilège qu'ils s'arrogent sous dif-
férons prétextes , de lever des contributions ,
sans que leur conduite son soumise à examen,
pourvu qu'ils conservent les dehors delà soumis-
sion; cette existence précaire , qui leur rappelle
à tous les instans que leur grandeur est la plus
fragile des grandeurs humaines, deviennent au-
tant de considérations puissantes qui , se liguant
avec tous les moyens d'opprimer dont ils sont in-
vestis, aiguisent chez eux une avidité à laquelle
les malheureux rajas servent de pâture de pré-
férence aux vrais croyans.
La seule entrave mise à celle faculté îllinutér
( >g6)
de faire à volonté le bien ou le mal , c'est l'as-
semblée des notables de la province , qu'un pa-
clia est tenu de consulter quand il s'agit d'une
taxe extraordinaire ou de déroger à la marche
accoutumée des choses. Mais on conçoit que
cette garantie devient nulle avec un gouver-
neur puissant; d'ailleurs elle ne s'étend pas aux
intérêts isolés. En résumé celui qui commande
dans un pachalik cumule les pouvoirs et attri-
butions des lieulenans généraux délégués dans
nos divisions militaires, des intendans chargés
anciennement de l'administration de nos pro-
vinces , et se prévaut encore d'une autorité ju-
diciaire affranchie des entraves de la loi.
Les vaivodes sont les gouverneurs particu-
liers des villes ou des pays érigés en apanages
et abandonnés aux sullanes mère et sœurs du
grand-seigneur pour leur entretien, ou bien
affectés aux principales dignités de l'empire.
L'Archipel possède plusieurs apanages. Les
tributaires qui vivent sous ce régime , surtout
ceux qui relèvent des sultanes, sont à une con-
dition incomparablement plus douce que les
autres. Ils trouvent , dans les apanagistes, des
protecteurs empressés à les défendre par intérêt
( J97 )
personnel et par affection : le vaïvode n'est
qu'un intendant.
Les pachas du premier ordre se font pré-
céder de trois chevaux de main dans les céré-
monies, et de trois lougues en guerre : de là
vient le litre de pacha à trois queues. Non-seu-
lement ils sont appelés au gouvernement des
provinces , mais encore au commandement en
chef des armées , auquel cas ils prennent la
qualification de Sers- Asters.
Les pachas h deux queues reçoivent des
gouvernemens de second ordre , qui les mettent
en relations directes avec la Porte. D'autres
jouent le rôle de maréchaux-de-camp dans les
pachaliks de première classe. Ceux-ci , comme
on le conçoit, sont bien moins avancés que
leurs confrères sur la route de la fortune et
de la considération. Enfin dans plusieurs villes,
telles que Philippopoli , la Porte envoie des
capidgy-bachi la représenter, avec le titre de
mutezelim. Ces dignitaires , classés parmi les
principaux officiers du sérail , c'est-à-dire qui
sont de F ultérieur ? pour parler la langue usuelle,
lui offrent plus de garanties que les chefs mili-
taires dont l'avancement est dû souvent au corps
des janissaires.
( <f)<s )
Les beys sont des officiers militaires, nomméi
par le grand seigneur au commandement des
sandgiak s ou arrondissemens, sous les ordres des
pachas. Autant qu'il est en leur pouvoir , ils
marchent sur les traces de leurs chefs ; en sorte
que ces oiseaux de proie s'engraissent encore aux
dépens des contribuables. Ils se reconnaissent à
la tougue et au cheval de main qui les précè-
dent. Lorsqu'ils sont convoqués pour la défense
de l'Etat, ils rassemblent sous l'étendard ou
sandgiak affecté à chaque arrondissement , les
feudatairesel le contingent de leurs commande-
mens respectifs. Dans le nombre il en est qui
parviennent à réunir des armées entières autour
de cette enseigne modeste : Ismaïl-Bev offrait
naguère encore un exemple de cette puissance
colossale qui est toujours en Turquie, l'ouvrage
d'un homme , et croule avec lui. Sans un cor-
rectif aussi précieux qu'on ne trouve que là,
depuis longtemps l'empire ottoman n'existerait
plus. Avant la créai ion des pachas et desbeyler-
beys on donnait aux différens gouvernemens
la qualification de sandgiak , et les membres
de la famille impériale, qui passent aujourd'hui
leurs jours dans la réclusion , étoienl appelés
à v représenter l< sultan-
( *99 )
Dans les lieux où il n'y a ni bey ni ayam ,
le pacha nomme des mutezelims, et pius gêné-
ralement des délégués revêtus du litre d'aga. Ce
terme générique répond à la qualification de
commandant. Voilà la part du pouvoir; il reste à
examiner les contre-poids que les abus toujours
croissans ont fait naître , et que la résistance à
l'arbitraire a légitimés.
Les ayams, dont nous allons exposer l'origine
et l'historique , viennent après les beys, mais
quelquefois marchent avant les pachas , en
mesurant^ leur rang sur la puissance effective.
Dans plusieurs villes de l'empire , et surtout en
Roumélic, les corps municipaux se sont arroge
le privilège de choisir un de leurs concitoyens
pour prendre en main les intérêts de la com-
mune , et veiller à ce que les pachas ne leur por-
tent pas atteinte. Le motif a voué de l'institution,
se renferme dans le droit pur et simple de repré-
sentation à l'égard du gouvernement, en cas de
lésion de la part de ses délégués ; dans la réparti-
tion des taxes et l'exercice du pouvoir municipal.
D'après les clauses de ce contrat, l'ayam devrait
se borner à jouer le rôle de chef communal ,
et d'intermédiaire de sa ville envers l'autorité.
Au choix de ses concitoyens, c'est toujours un
( 2oo ;
homme capable d'en imposer par ce crédit que
donne la fortune , et par la considération que
la force morale imprime partout , mais prin-
cipalement chez les Osmanlis , quand elle peut
encore se prévaloir d'un extérieur imposant.
On va voir comment cet emploi purement civil
a pris un caractère militaire bien prononcé.
L'attitude défensive des ayams , la petite
guerre qui s'est élevée naturellement entre eux
et les gouverneurs, d'abord leur a mis les armes
en mains , ensuite les a conduits à oublier le
motif de leur institution , et bientôt ils ont été
entraînés dans la félonie , sous le prétexte de
résister à l'oppression. Avant le règne régéné-
rateur de Sultan Mahmoud, plusieurs ayams
étaient même parvenus à rendre leur autorité
héréditaire , et tous tendaient , avec l'espoir du
succès , vers ce but ambitieux. La guerre dé-
sastreuse que la Porte fut dans l'obligation de
déclarer au fameux Passwan-Oglou , le pre-
mier des ayams de la Roumélie, et dans laquelle
la sûreté de l'Etat se trouva compromise, prouve
le degré de puissance que ces chefs entreprenans
avaient acquis , et qu'ils atteindront de nouveau
aussitôt qu'un prince faible , tel que Sultan
AJ)dul-ÏIamid, montera sur le trône.
( 20i )
11 faut convenir aussi que la Porte elle-même
a favorise' par calcul l'essor des ayams. Selon
sa politique accoutumée, elle jeta les yeux sur
eux pour les opposer aux pachas, dont la puis-
sance avait grandi, sous le règne d'Abdul-Ha-
mid , de manière à l'alarmer sérieusement. Les
ayams, autorisés tacitement par le gouverne-
ment , prirent à leur solde une multitude
d'aventuriers , habitués à chercher fortune sur
les grandes roules. Avec ce ramassis de bandits
ils déclarèrent la guerre aux pachas ; l'allu-
mèrent dans le même temps en Europe et dans
l'Asie ; ne tardèrent pas à s'entre-déchirer
eux-mêmes; enfin pendant plusieurs années les
plus riches provinces de l'empire furent la proie
de leurs brigandages. Les pachas , à leur tour,
appelés au secours de la Porte , changèrent de
rôle avec les ayams; mais la soumission de ces
nombreux ennemis domestiques ne date que du
règne de Mahmoud. En définitive , les villes
en Turquie , comme nos communes dans les
temps de la féodalité , cherchent un refuge
contre les grands vassaux , et les hommes puis-
sans se règlent aussi sur la conduite que tenaient
les barons à ces époques d'anarchie. Cependant,
bien moins heureux, depuis des siècles ils luttent
( 'JO'2 )
en vain pour ériger des fiefs transmissiblef
et des principautés indépendantes : les anna-
les ottomanes à chaque page présentent des
exemples de fortunes aussi brillantes et de fins
aussi tragiques que celle du vieux pacha de
Janina.
Sultan Mahmoud a fait la guerre au pouvoir
héréditaire dans toute l'étendue de l'empire.
Les grands feudataires de l'Asie , recomman-
dâmes par leur soumission constante , n'ont
pas même été exceptés de cette loi imprescrip-
tible qu'il s'étoit imposée en montant sur le
trône. Ali - Pacha , qui rappelait encore les
règnes malheureux de ses débiles prédéces-
seurs, vient enfin de succomber ; et Mahmoud,
en promenant ses regards sur les nombreuses
provinces de sa domination , peut dire avec
un orgueil légitime : « Mon nom est par-
» tout respecté ; nulle part ma volonté n'est
» méconnue. » Depuis bien des années les
sultans n'ont osé tenir un langage aussi lier.
Tout on faisant l'éloge du système de sou-
mission , sans lequel d'ailleurs il n'existe paâ
de gouvernement . on es1 forcé de convenir
[ii'avec !<■ degré d'irrégularité où l'administra-
tion provinciale est arrivée, les pachas, qui ne
( 203 )
ne tendent pas à s'affranchir des devoirs <le la
subordination , généralement sont plus acca-
blans pour les contribuables que les gouver-
neurs indépendans. Rien de plus facile à expli-
quer que cette prétendue contradiction : non
seulement le pacha soumis a la crainte chaque
année au baïram , qui est l'époque des nomi-
nations et des confirmations , qu'un nouvel élu
ne vienne les déposséder ; mais encore il est
tenu à des cadeaux , à des sacrifices d'argent
envers les ministres , envers les officiers du
sérail , s'il veut se maintenir en fonctions. Le
pacha indépendant , ou plutôt celui dont la
soumission n'est qu'apparente , n'a d'inquiétude
que celle d'être exproprié par la force ; or ,
comme la félonie tire toujours son origine de
la faiblesse du gouvernement , et qu'eile s'arme
de manière à pouvoir lui en imposer , les
grands coupables n'ont pas de peine à se per-
suader qu'ils sont indestructibles. Le sentiment
de la permanence engendre en eux le sentiment
de la propriété , qui se rattache de lui-même
au principe de la conservation. Cette vérité et
ses conséquences sont incontestables : les épis
,<Tts que le soldat moissonne sans égard , !e
cultivateur attend qu'ils soient parvenus à
( 20* )
maturité pour les couper , et clans le même
temps il dépose la semence qui doit parer
son champ d'une nouvelle récolte ; l'autre au
contraire cherche , le jour suivant , une terre
nouvelle pour la dépouiller aussi impitoyable-
ment. Cependant Ali-Pacha nous fournit la
preuve récente que cette règle générale a ses
exceptions.
Si le grand seigneur , à l'exemple de ses
aïeux , avait une armée permanente , il pour-
rait confier à ses pachas le gouvernement des
provinces , en se rapprochant davantage du
principe de stabilité. Il aurait devers lui un
motif de sécurité qui préviendrait les tentatives
de la félonie. Mais, pour le bien être des sujets,
il faudrait qu'il retirât le pouvoir judiciaire ,
qui devient, entre les mains de ses délégués
tout-puissans , l'arme la plus redoutable. Dans
les mêmes vues , et dans l'intérêt du miri , il
faudrait aussi qu'il confiât la perception des im-
pôts à une autorité rivale qu'il placerait en
sentinelle aux côtés de l'autorité militaire. Enfin
il serait indispensable, pour le repos de ses
peuples et la sienne , que les pachas ne pussent
lever des deniers sous aucun prétexte , par con-
séquent qu'ils discontinuassent de se rétribuer
( 205 )
eux-mêmes, et qu'ils fussent réduits à n'user
de leurs pouvoirs que pour faire respecter la
bourse de leurs administrés : rien de plus élé-
mentaire que la solution de ce problème. Pour
compléter la réforme des abus , il ne serait
pas moins rigoureux que le miri se chargeât de
solder tous les emplois , et les salariât de ma-
nière à ce qu'on ne vît plus les agens du gou-
vernement se conduire en partisans qui vivent
aux dépens de l'ennemi ; à plus forte raison ils
devraient être dispensés d'acheter leurs offices ,
comme il résulte du présent d'usage auquel ils
sont tenus à l'égard de Sa Hautesse. Le principe
de fiscalité qu'on suit à leur égard est aussi
déshonorant que faux ; c'est lui seul que les
contribuables doivent accuser du système d'ex-
ploitation dont ils sont les victimes. Les charges
légales présentent un aperçu tellement modéré,
que même en triplant le fardeau, dans l'inten-
tion de faire cesser les extorsions, on soulagerait
les peuples, de manière à s'attirer leur recon-
naissance, et Ton mettrait le miri dans une si-
tuation des plus florissantes.
Les bourgs et les simples communes ont aussi
leurs chefs municipaux. Partout où il y a des
musulmans ce sont eux qui commandent; dans
La Bosme. 1 5
( 206 )
les villages composés uniquement de rayas , le
primat est pris parmi eux , et c'est avec ce
chef que l'autorité correspond, de manière que
la responsabilité porte en entier sur lui. Pour les
affaires qui concernent les nations tributaires ,
prises en masse , la Porte traite directement avec
leurs chefs ecclésiastiques , qui, par cette rai-
son, résident constamment dans la capitale. Les
gouvernemens absolus , de même que le gou-
vernement militaire , tendent de tout leur
pouvoir à la simplification , et toujours consi-
dèrent les têtes les plus élevées comme les
seules responsables. Ce système donne lieu
nécessairement aux abus d'autorité , mais 1 exé-
cution est rapide.
Chaque ville a son corps municipal composé
des notables du lieu : c'est encore la fortune
qui obtient ce titre. À l'exception de celte iné-
galité sociale, qui même ne se fait sentir que
médiocrement en Turquie , tous les individus
de la classe privée marchent de pair , et les
dignitaires déchus vont se perdre dans l'obscu-
rité d'où ils sont sortis. Il n'y a guère d'aristo-
cratie que celle du pouvoir, et l'on a vu que le
pouvoir, presque toujours privé d'antécérlens,
généralement est très-passager. Il est vrai que
( 2o7 )
î uléma jouit d'une haute considération ; niais
elle est gratuite , protectrice , et ne déroge
point au principe d'égalité que la religion
prêche, que le gouvernement, par sa nature,
tend à maintenir. Ce corps est le seul où l'héré-
dité soit parvenue à prendre racine, de manière
à offrir une filiation suivie dans certaines fa-
milles. Les kiuperli ont fait aussi , pendant plu-,
sieurs générations , exception à la règle adoptée
à l'égard des grands officiers.
Cependant on trouve en Turquie une insti-
tution vraiment de l'essence monarchique : ce
sont les corporations de métiers. Tous les mem-
bres de la même profession se considèrent
comme solidaires l'un à l'égard de l'autre,
sous le rapport de la moralité. Chacune d'elles
a son chef, qui exerce une sorte de juridiction
sur ses confrères , devient l'interprète de tous,
leur répondant près de l'autorité , et qui prend
rang parmi les membres du corps municipal.
Ces chefs , en même temps qu'ils veillent au
maintien de l'ordre , chacun parmi les siens ,
sont aussi leurs protecteurs nés.
On doit voir de plus en plus que ce gou-
vernement vicieux n'est pas sans correctifs :
d'un côté, s'il s'annonce avec les signes apparens
( 208 )
du despotisme dans la transmission du pouvoir,
de l'autre il laisse percer les remords , à en
juger par ses défiances à l'égard des dépositaires
de ce même pouvoir , et son attention à nommer
d'office un défenseur au faible; mais il faut con-
venir aussi qu'en cela il a pensé, avant tout, à
sa sûreté propre. En définitive l'intention pri-
mitive n'avait nullement en vue un gouverne-
ment arbitraire ; et même l'équité a dû poser
la première pierre de l'édifiée , par la raison
spécieuse que l'esprit de la législation musul-
mane , qui découle du régime patriarcal ,
consacre le principe de l'égalité parfaite des
droits politiques. Le sabre , en s'inlroduisant
dans les affaires juridiques et administratives ,
ne pouvait manquer d'apporter des change-
mens notoires ; cependant les maximes fonda-
mentales, consacrées parla religion, surnagent
encore ; d'un autre côté les privilèges accordés
aux sujets ont grandi par empiétement, mais
de l'aveu du pouvoir légitime alarmé , qui s'est
ligué avec eux pour lutter contre ses délégués
devenus trop puissans. Les mêmes causes ont
amené des effets semblables dans notre ancienne
monarebie, avec cette différence que l'auto-
( ^<>9 )
rite légale est rentrée aussi dans ses attribu -
tioiis , et que l'arbitraire a disparu.
Tous les régîemens dont on vient d'offrir la
substance sont encore l'ouvrage de Suleïman
le Canuniste. Ce prince législateur a commis ,
il est vrai , une erreur , en condamnant les
membres de la famille impériale à la réclusion ,
puisque ce système devait engendrer la nullité
et favoriser les empiélemens ; mais ses ordon-
nances sur l'administration qu'il a traitée dans
les moindres détails ; ses lois somptuaires qu'il
a étendues à tous les ordres , à toutes les
classes ; ses constitutions militaires , où la reli-
gion et l'honneur s'étaient réciproquement ,
sont le fruit de la méditation , et s'encadrent à
merveille dans le plan vaste que Mahomet s'est
contenté d'ébaucher.
Les beys et les agas montrent d'autant moins
de soumission à l'égard du pacha , que son au-
torité est moins solidement établie; c'est-à-dire
qu'elle se règle sur les moyens qu'il a devers
lui pour la fonder. Or , ces moyens ne con-
sistent point en Turquie dans le nom , dans
le génie administratif, dans l'homme moral
enfin ; ils résident en entier dans les baïonnettes
dont le pouvoir s'entoure ou qu'il peut appelé*
( 210 )
à son aide. Cette manière d'être est l'état habi-
tuel de l'empire ottoman , dès l'instant où la
félonie a acquis la certitude de l'impunité.
Alors les pachas entrent en rébellion ouverte à
l'égard de la Porte; les beys, les ayams, les
agas déclarent la guerre aux pachas , ou se
mettent en défense pour peu qu'ils soient
menacés. Sous un prince qui gouverne , cette
anarchie n'est plus que locale. Pendant les
règnes d'Abdul-Hamid , de Selim et de Mus-
tapha, elle avait atteint son apogée : l'histoire
de l'empire ottoman n'offre nulle part des pages
plus désastreuses ; et l'on était autorisé alors
a conjecturer que le moment de sa dissolution
approchait. Aujourd'hui le génie destructeur
est comprimé; toutes les plaies qu il avait
ouvertes au cœur même de l'Etat sont cica-
trisées ; les seuls janissaires restent encore à
soumettre ou plutôt à extirper : celte tâche
n'est pas la moins épineuse de toutes celles que
Sultan Mahmoud s'est imposées. Une guerre
sérieuse peut singulièrement seconder ses des-
seins, et plus d'une fois ses aïeux nul eurecours
à ce remède énergKji if pour atténuer les effets
du mal. 11 sera bien plus grand qu'eux s'il réussi!
a en détruire' le principe.
(Ml )
Le pachalik de Bosnie est un des gouverne-
niens les plus importans de l'empire , à raison
de son étendue. Il est encore un de ceux qui
fixent davantage l'œil de la surveillance, par
suite de sa contiguïté avec les états chrétiens et
de son éloignement de la capitale. Ce sont tou-
jours des hommes d'une fidélité éprouvée aux-
quels on le confie ; et même ils ne le conservent
guère au-delà de trois années. Cependant le
caractère d'indépendance des habilans, surtout
l'esprit insurrectionnel des agas , jusqu'à un
certain point peuvent rassurer la Porte à l'égard
des empiétemens des pachas sur sa propre souve-
raineté. Dans aucune province de l'empire l'au-
torité du gouverneur ne rencontre une opposi-
tion plus fréquente et plus soutenue. Sérajo,
en sa qualité de capitale devrait être le siège,
du pouvoir. On y voit encore le palais qu'il
occupait autrefois ; mais il s'y trouvait dans une
situation critique assez semblable à celle du
pacha d'Egypte , lorsque les beys le tenaient
prisonnier dans la citadelle du Caire. Effrayé
par les nombreux janissaires qui composent la
population de celte cité 7 et qui dirigent l'opi-
nion de la province entière , le pacha de Bosnie
s'est vu forcé de l'abandonner pour aller fixer
( 212 )
sa résidence à Traunik. 11 a sous ses ordres
deux pachas à deux queues , qui commandent à
Novi-Bazar et à Scopia ; des beys ou des agas
dans les arrondissemens secondaires , et un
simple inulézélim à Sérajo. Celte ville , du
reste , forme une véritable république. Toutes
celles où les ayams s'impatronisent , avant
d'arriver à reconnaître l'autorité d'un seul,
commencent par l'oligarchie, de même que
Sérajo : on doit donc mettre aussi ce mode
administratif particulier au nombre des variétés
en ce genre qu'offre la Turquie.
La plupart des chefs militaires bosniaques,
favorisés par l'éloignement, jouissent encore du
droit d'hérédité. Cependant ils ne s'en larguent
point, se soumettent à la formalité du renouvel-
lement de diplôme chaque fois que la province
change de gouverneur; d'ailleurs ils ont donné
constamment des preuves d'exactitude à exécu-
ter les ordres de la Porte, même dans les temps
dont nous avons tracé l'ébauche. Quant à une
soumission aveugle à l'égard du pacha, il n'est
pas dans l'intérêt et dans la politique du gou-
vernemenl de fexiger.
Le nombre des arrondissemens de la Bosrii<
s'élève a quarante-huil . l'Erzégovine comprise
( 2i3 )
Chacun d^eux a son chef-lieu où réside l'autorité
militaire , et le cady ou le naïb , c'est-à-dire
l'autorité judiciaire. Ce chef-lieu s'annonce tou-
jours par un château, ordinairement de forme
quadrangulaire, (lanqué de quatre tours, et
garni de quelques pièces d'artillerie , montées
sur des affûts aussi caducs que les murailles
qu'ils doivent protéger. Cependant ces mêmes
défenses, où l'on remarque de larges brèches
masquées avec des bois fichés en terre, feraient
entre les mains des Turcs une résistance des
plus opiniâtres, et coûteraient bien du sang aux
assiégeans. D'ailleurs, pour s'en rendre maître, il
faudrait indispensablement de l'artillerie, ce
qui obligerait avant tout à ouvrir le passage à
cette arme dans un pays où les communica-
tions ne sont praticables que pour les bêles de
somme.
L'effectif de la maison militaire du pacha
varie entre trois et quatre mille hommes. Cet
entourage n'est guère que d'apparat en Bosnie :
il serait loin eu effet de pouvoir eu imposer au
grand nombre de janissaires, de limariotes et
de zaïmes que la province compte parmi ses ha-
bilans, liés d'ailleurs entre eux par un pacte
fédératif à l'égard du pacha, mais sans préjudice
(.14)
pour le gouvernement légitime, dont ils sont
au contraire les zélés protecteurs. Ils l'ont
prouvé pendant l'insurrection de la Servie. A
cette époque , qui était une épreuve pour la fi-
délité, ils s'offrirent à se lever en masse, et sans
attendre que leur dévoûment fût agréé par la
Porte, ils marchèrent contre les rebelles, traî-
nant le pacha à leur suite. Cetie opération n'at-
teignit pas le but, parce qu'elle fut mal conduite;
et dès ce moment le gouverneur tourna en
disgrâce dans l'opinion de ses administrés. La
Porte aurait dû aussi appuyer l'attaque par une
diversion du côté de la Roumélie. Malheureu-
sement on la trouvera toujours en défaut lors-
qu'il s'agira de mettre de l'ensemble dans une
opération. Aujourd'hui elle ne s'entend guère
à tourner la difficulté qu'en politique; un plan
de campagne tracé sur une base large semble
au-dessus de ses moyens intellectuels: il est vrai
aussi que 1 intérêt particulier vient presque tou-
jours croiser ses entreprises. Une guerre natio-
nale ferait disparaître celte inégalité tranchante,
<-n étouffant une partie des causes qui amènent
les défaites dans les armées ottomanes. Elles
ne résisteraient pas mieux en ligne que dans les
dernières lui les qu'elles ont eues à soutenir.
( 215 )
Leur dislocation s'opérerait, encore après une
suite de chocs malheureux; mais ilen résulterait
naturellement une guerre de partisans , c'est-à-
dire le système de défense qui s'accommode
le mieux avec le pays, et précisément celui qu'il
faudrait engager les habilans d'adopter par cal-
cul* en supposant que l'instinct ne les y portai
pas.
En Bosnie, comme dans toute l'étendue de
l'empire, les causes, tant au civil qu'au crimi-
nel, sont portées devant le cadyou le naïb. Les
évêques jouissent du même privilège au civil à
l'égard des membres de leur communion ; mais
les condamnés conservent le droit d'en appeler
à la révision des tribunaux turcs , et d'y recou-
rir en premier ressort. 11 arrive souvent encore
aux autorités militaires de s'ériger en juges et
de prononcer, surtout en matière de police cor-
rectionnelle , des sentences qui ne sont pas tou-
jours marquées au coin de l'équilé. Enfin les
sujets, et principalement les sujets tributaires,
ont aussi à redouter ce glaive menaçant dont le
grand-seigneur arme ses délégués, avant de les
envoyer le représenter dans les provinces.
Les deux cadvs-asker, l'istambol-cadyssi,
( al6)
lesmollas, les cadys et les naïbs, tous pris dans
les mudéris, autrement les gradués en droit, ap-
partiennent comme juges à l'Uléma dont ils par-
courent les grades successifs, selon leur degré
d'instruction. Les muphtys de la province comp-
tent aussi dans ce corps, mais seulement en qualité
de jurisconsultes, et sans pouvoir sortir de la car-
rière bornée où ils se sont circonscrits. Les par-
ties s'adressent à eux! pour obtenir des fetwas,
c est-à-dire l'opinion de la loi relativement à la
question en litige. Comme le demandeur et l<;
défendeur la présentent chacun à sa manière, il
doit en résulter des avis contradictoires ; aussi
le juge n'est pas obligé de les prendre rigoureu-
sement en considération, et dans son prononcé
il s'affranchit souvent d'une autorité qui est
nulle par le fait. Les parties plaident elles-
mêmes. Celle que la condamnation menace,
jouit du droit de recourir à un tribunal supé-
rieur; mais il faut que la sentence n'ait pas été
rendue. Du naïb on transporte la cause devant
le cady; du cady devant le molla; et l'on peut,
en suivant celle filière , la faire évoquer par le
pacha, qui joue dans ce cas le même rôle que le
grand-vezir lorsqu'il lient divan. Le souverain
arrive en dernier ressort. La formalité à remplit
( 217 )
pour lui faire savoir qu'on invoqueson infaillibi-
lité, consiste à se présenter sur son passage,
une natte allumée sur la tête, et la supplique à
la main. Un des officiers de l'escorte s'avance
aussitôt pour la recevoir; le sultan, rentré au
sérail , l'examine, et prononce , après avoir fait
prendre les renseignemens qu'il juge convena-
bles. Les exemples d'un recours aussi élevé
sont rares, mais le droit n'en existe pas moins.
Les procédures sont affranchies de ces len-
teurs que la justice afïecte ailleurs; et si les juges,
contre le vœu formel de la loi, rançonnent la
partie qui obtient gain de cause , en lui faisant
acheter la copie de la sentence, du moins les
plaideurs n'ont aucuns comptes à régler avec
les procureurs et les avocats; aucun de ces frais
onéreux qui chez nous rendent craintif le de-
mandeur le mieux fondé en droit.
En Bosnie le pacha centralise l'administration
selon la coutume adoptée pour toutes les pro-
vinces de l'empire. A l'exemple du grand-vezir,
il a son secrétaire des commandemens qui tient
sa correspondance avec la Porte, et transmet
ses ordres aux différentes autorités locales: son
trésorier (hasnadar) ou plutôt son ministre des
( 218 )
finances; qui poursuit la rentrée de ses deniers
particuliers, et des impôts lorsqu'il les a pris
à son compte; qui pourvoit aux dépenses de sa
maison , acquitte le tribut annuel auquel il est
tenu envers le gouvernement, et les sommes
éventuelles que ce dernier lui demande dans
les momens d'urgence. Le pacha a près du mi-
nistère un fondé de pouvoirs (keaïaj qui parle,
répond en son nom, et à l'époque du bayram,
qui reçoit ponr lui la pelisse de confirmation.
Ce correspondant est , à proprement dire ,
un agent diplomatique , un véritable résident ,
qui épie tout ce qui peut intéresser celui qu'il
représente; cherche à surprendre la pensée du
gouvernement dans routes les circonstances
difficiles, et ne laisse rien ignorer à son com-
mettant de ce qui se l'ait, de ce qu'on dit, de
ce qui se prépare, tant au sérail qu'à la Porte.
La maison du pacha est aussi une répétition
«le celle du grand-vezir. A l'instar du premier
ministre, il a un seliclar (porte-sabre) qui le pré-
cède dans les cérémonies; des tehiaouchs pour
imprimer la crainte au moindre signe desa vo-
lonté; un grand nombre d'officiers, chargés
de son service particulier; enfin tout cet appa-
reil de grandeur est encore rehaussé par une
( 2I9 )
musique militaire qui varie, pour le nombre
des instrumens, ri 'après le rang du pacha.
Les dépêches de la Porte et des pachas sont
confiées à des courriers, connus sous le nom de
Tartares, et dont la fidélité est éprouvée, quoi-
qu'ils soient choisis dans le corps des janissaires.
Ils voyagent, quand les circonstances le pres-
crivent, avec la rapidité de l'éclair. On cite
plusieurs de leurs prouesses auxquelles on
aurait peine à ajouter foi, si toutes les asser-
tions ne se réunissaient pas en leur faveur.
11 faut dire aussi que les maisons de poste en
Turquie sont bien montées, et que chaque Tar-
tare traîne à sa suite un second cheval , sur le-
quel il saute s'il arrive à sa monture de se
ralentir. Après avoir relayé, il fait le premier
quart d'heure au pas relevé; il prend ensuite le
trot qu'il pousse en allongeant toujours, jus-
qu'au galop, et ne quitte plus celte dernière
allure, excepté dans les montées rapides.
L'entretien des postes est à la charge des pro-
vinces. Le simple vovageur acquitte un droit
assez élevé; mais le nombre des payans est bien
moins considérable que celui des individus af-
franchis de la rétribution , puisque suftit, pour
jouir de ce privilège, d'être considéré comme
( 220 )
autorite, ou de voyager sous le nom du pacha ou
bien avec une autorisation de la Porte. L'admi-
nistration des posles, ainsi réglée, rappelle, mot
à mot, celle que l'empereur Constantin insti-
tua; il est même à croire qu'elle subsistait encore
lorsque les Ottomans s'établirent en Europe.
Les pachas, comme inspecteurs des routes,
sont chargés de leur entretien ; quant aux frais,
c'est aux provinces à y pourvoir. Cet impôt
se trouve allégé par les legs pieux, constitués
dans cette intention.
Le corps des Kouroudgi, créé pour veiller à
la conservation des forêts, subsiste toujours,"
mais aujourd'hui c'est une charge de plus pour
le trésor sans qu'il en résulte le bien que l'Etat
serait en droit d'attendre de l'institution. Elle
n'a véritablement d'effet que sur le territoire de
Constantinople , où les forêts sont consacrées,
par nécessité absolue, à entretenir les réservoirs
qui fournissent aux canaux de conduite de la
capitale. D'après les canuns les emplois de kou-
roudgi appartiennent aux vétérans (oturak du
corps des janissaires.
S'agit il d'une construction nouvelle, le grand-
seigneur nomme d*office un intendant , à charge
par ce dernier <1<- se conformer au plan arrête,
( 321 )
et de faire toutes les mises de fonds , au risque
d'en être pour ses déboursés. Ordinairement Sa
Hautesse donne la préférence à un moderne enri-
richi : cette manière plus honnête que la confisca-
tion, de faire rendre gorge à une sangsue, n'a rien
de choqua nt, et même annonce des procédés aux-
quels ne peut manquer de paraître sensible celui
qui en est l'objet. Les mosquées ont leurs nazirs
et leurs moutevellys. Les premiers sont les in-
specteurs ; aux autres appartient la gestion. Les
corps militaires permanens s'administrent eux-
mêmes, sans être astreints à cette reddition de
comptes , minutieuse , mais nécessaire , qui
tend à prévenir les désordres ; aussi les exactions
n'ont plus de bornes dans le corps des janis-
saires, qui jouit sous ce rapport d'une lati-
tude démesurée. Telle est la marche que suit
l'administration dans l'empire ottoman.
On a pu se convaincre qu'elle vise en effet de
tous ses moyens à la simplification , mais que ce
principe , fort bon en lui-même, rencontre des
inconvéniens très-graves lorsqu'il est poussé trop
loin; d'ailleurs ils sont infailliblement plus multi-
pliés dans un gouvernement familiarisé avec l'ar-
bitraire, et qui donne les plus pernicieux exem-
ples à ses agens. Le monopole des grains est la
La Bos* ie. j /f.
( 222 )
preuve de cette redoutable influence. Les pré-
poses, à leur tour, opèrent des mélanges, altè-
rent les mesures, de l'aveu même des gouver-
nails, et ne regardent point aux moyens
pourvu qu'ils arrivent au résultat qu'ils se pro-
posent avant tout. Les boulangers profitent,
pour leur propre compte, de cette leçon scan-
daleuse, d'autant plus qu'ils sont en droit de s'in-
demniser des fraudes de tous les genres, qu'ils
endurent sans oser murmurer. La fabrication
des monnaies se présente aussi en première ligne
dans la série incalculable des abus. En acbelant
des sujets tributaires, par voie de contrainte, les
espèces étrangères, d'après un tarif au-dessous
du cours, pour les refondre, leur donner un
titre altéré , et les rendre défigurées à la cir-
culation, le gouvernement fournit un texte iné-
puisable aux vexations. Le banquier , le cban-
geur,le courtier, sont réduits à faire leur négoce
sous lemanteau, et à soustraire au grand jour les
monnaies d'or qui se trouvent entre leurs mains.
Mais ils se dédommagent des avanies qu'ils es-
suient de temps à autre, par des spéculations
qui dérivent du système même: ils accaparent
les sequins, les dueats , les pièces <!»• i<> francs ,
pour les reverser dans la circulation, quand la
( 225 )
pénurie leur a fait acquérir un surcroît de va-
leur, qu'ils fixent eux-mêmes.
Je terminerai ce chapitre par une remar-
que : l'altération des monnaies, système dans
lequel persiste le gouvernement ottoman de-
puis si long-temps, fournit la preuve incon-
testable que ses relations avec le dehors ten-
dent invariablement à accroître la masse de ses
métaux , puisque tous ceux qui passent par ses
mains, c'est-à-dire qu'il marque à son coin, ne
peuvent plus avoir cours que dans le pays, et
que l'importation procure sans relâche des ma-
tières premières à son industrie financière,
( ^24 )
vi VV\\V\\'V\'\'VVV*\\VVV»*\V\^l\\VV'VVVVVVVVVV\\'VWVWVVWWVWVV\^\\VVV v»vwvw
CHAPITRE VI,
Des finances et des impôts.
"olr exposer le système financier avec quel-
que clarté , il est indispensable de remonter à
l'origine de la propriété , et d'analyser la mar-
che que la conquête a suivie à son égard. Cet
antécédent donnera l'explication des droits
dont le fisc se prévaut relativement à l'impôt
foncier.
Depuis l'époque où les Ottomans ont fondé
leur puissance et aussi long-temps qu'elle a pris
des itccroissemens , chaque nouvelle conquête
a été soumise à des droits féodaux , qui , réunis
aux immeubles dont elle s'est emparée par ex-
propriation ou par déshérence , ont été divisés
en trois portions. Les mosquées sont entrées
en possession de la première ; la seconde a.
formé la part delà couronne ; quant à la troi-
sième , réservée pour l'armée, elle a constitué
( 2 25 )
un Tonds qui appartient toujours aux départe-
ments delà guerre et de la marine , mais qui est
livré à la déprédation, de même que le domaine
de la couronne.
De ces trois grandes divisions , l'Etal n'a
conservé la gestion que de la seconde ; à l'égard
de la dernière , il s'est réservé seulement des
redevances et le droit de disposer selon le bon
plaisir du souverain , des fiefs qui la consti-
tuent. La première , soumise à une administra-
lion particulière , n'a avec la defterdarerie que
des rapports imparfaits.
Le domaine se subdivise en parlies élémen-
taires , désignées sous les dénominations de
moukata et de haz. Les unes et les autres consti
tuent des fiefs plus ou moins considérables ,
dont le fonds a été laissé aux propriétaires avec
(acuité d'en disposer comme bon leur semble ,
à charge par eux de payer la dîme de la recolle
de quelque nature qu'elle soit.
Ces fiefs domaniaux sont donnés à bail pour la
vie durant ; mais la qualité de musulman est in-
dispensable pour être admis aux enchères. Ceux
qui afferment représentent le seigneur titulaire }
et, comme subrogés , perçoivent la dîme , jouis-
sant en outre de tous les droits r es, tels que
( 226 )
péages, amendes, pêcheries, etc. Souvent le
fermier n'est qu'un prête-nom : derrière lui se
lient un bailleur de fonds , de la classe des
rayas. Avant d'entrer en jouissance, l'adjudi-
cataire verse la somme stipulée aux enchères ,
et s'engage de plus à payer chaque année le
dix pour cent de cette même somme. En cas
de décès le contrat se trouve annulé , et l'on
procède à de nouvelles enchères. Cette clause
nécessairement est d'un grand rapport pour le
miri , le premier paiement , qui accompagne
toujours la signature, lui restant intégralement.
Le seul égard dont il use en cette considéra-
tion , plus par procédé cependant que par
obligation , consiste à donner la préférence
aux enfuis du défunt. Ce sont les juges civils
qui dressent les actes d'adjudication , mais sous
l'influence de la deflerdarerie.
Les Uaz ne diffèrent des moukatas que par la
destination. Ce son! des réserves prises sur ledo-
maine , et dontles unes constituent des apanages
affectés aux sultanes, tandis que les autres re-
lèvent des grandes charges de I empire ou des
principaux emplois du sérail. La faveur a trouvé
moyen «le distraire sous cette dénomination,
( 227 )
une masse considérable de biens domaniaux, qui
sont perdus pour le miri.
La couronne s'est encore réservé, pour la
consommation du sérail , un approvisionnement
de ce que chaque province produit de plus
estimé. Ainsi l'Egypte hù donne du riz , des
dattes , du blé et du lin ; l'Altique lui envoie
du miel ; Candie , de l'huile ; Chio , cette
pâte connue des Orientaux sous le nom de
mastic, et qui fait leurs délices. Les possesseurs
de haz jouissent aussi du thaïm , c'est-à-dire ,
qu'ils tirent de leurs fiefs tout ce qui est néces-
saire à l'entretien de leurs maisons , ou bien
l'équivalant en espèces sonnantes , comme cela
se pratique souvent aussi pour le sérail.
Autrefois les moukatas ne pouvaient être
adjugés qu'aux spahis , privilège qui fournis-
sait à cette milice les moyens de se maintenir
sur un pied respectable. Depuis qu'elle l'a perdii
on a remarqué que l'intrigue et l'esprit de
rapine se sont emparés plus que jamais du
domaine , par une suite naturelle des facilités
dont jouit la defterdarerie , de frustrer le
miri dans le trafic qu'elle fait des adjudi-
cations.
Les fiefs militaires et ceux qui appartiennent
( 228 )
aux mosquées sont constitués d'après le même
principe que les fiefs impériaux , sauf les modi-
fications relatives à certains droits qui relèvent
plus particulièrement de la couronne.
Les impôts présentent la même série dans
toutes les provinces de l'empire ; le mode de
perception est le même aussi : il ne restera
donc au lecteur que le soin d'appliquer à la
Bosnie, les données déduites de la question
traitée dune manière générale.
En Turquie le mode de régie est à peu près
inconnu , ou du moins l'administration le
repousse opiniâtrement. Selim (dernier dunom)
voulait la mettre sur la voie du perfectionne-
ment, et , dans celle intention , il avait adopté
pour la caisse du nizamé-dgédid , cette mé-
ihode , incomparablement préférable à l'aifer-
mage. 11 a échoué dans sa louable entre-
prise : on continue à donner à bail les re-
venus de l'Etat , partagés à cet effet en diffé-
rons lots compris sous le nom générique de
malikiané , et qui sont mis aux enchères aussi
souvent qu'ils viennent à vaquer. Les douanes,
les droits sur les tabacs, sur les sels, sur le
bétail , tous les impôts enfin, constituent autanl
de fermes séparées , exploitées par destraitans.
( ^29 )
Ce procédé simplifie beaucoup la beso-
gne , mais le trésor paie bien cher un si
mince avantage , qui ne peut paraître tel qu'aux
yeux du despotisme indolent. Le gouverne-
ment se prive aussi par là d'une nombreuse
clientelle , qui lierait son existence à la sienne ,
et qu'il a plus qu'aucun autre les moyens de
grossir. D'ailleurs combien de désordres un
mode aussi désastreux ne doit-il pas traîner
à sa suite , dans une contrée où l'arbitraire
trouve à acheter l'impunité près du pouvoir. La
remarque qu'on a lue à l'article des douanes, se
reproduit ici : le droit d'exploitation revient
toujours fort cher , à raison des cadeaux ; et
le premier soin du fermier consiste à rentrer
dans ses faux frais, par des surcharges qui tom-
bent encore de préférence , sur la classe des
sujets tributaires.
Ces fardeaux sont en opposition manifeste
avec l'esprit de la loi, et même des canuns ou
ordonnances royales. Les anciennes constitu-
tions de l'empiré autorisent l'impôt seulement
sous les quatre dénominations suivantes : Le
moukala et l'avaritz, qui constituent la contri-
bution foncière, le karatch ou capitation, et le
gélel-késan ou redevance en nature, instituée
( 25o )
pour fournir à Ja consommation du sérail. C'est
après Suleïman le Grand , et surtout sous les
règnes d'Oihnian II, d'Ibrahim -9 de Maho-
met IV et d'Achmet III, que les dépenses Colles
du prince , jointes à toutes les infortunes delà
guerre, en jetant le désordre dans les finances,
conduisirent à créer de nouvelles charges
sous des noms inconnus jusque là. Selim III, a.
travers plusieurs dispositions suggérées par l'en-
vie de reformer les déprédations, a introduit
aussi d'autres impôts, qui lui ont survécu, et
restent seuls aujourd'hui d'un si grand nombre
d institutions qui pouvaient justifier son plan
financier. Sous ce rapport l'empire ottoman a
plus à faire que dans les autres branches du
gouvernement , pour arriver à la hauteur du
siècle. Les fiefs militaires et le domaine de la
couronne sent pour lui un fonds mort en quel-
que sorte, mais qui le mettra dans l'opulence
aussitôt qu'il se déterminera à le faire valoir.
Comment ne recourt-il pas à cette voie légi-
time, au lieu d'altérer ses monnaieseï d accabler
les contribuables? quand donc enfin se sentira-
t-il assez fort pour imposer silence à quelques
intérêts particuliers et à ce génie malfaisant qui
vit de concussions?
( 231 )
Les revenus du miri, comparés à l'étendue
de ses ressources, paraîtront Lien bornés quand
on saura, qu'aujourd'hui ils s'élèvent avec peine
à quatre-vingts millions de notre monnaie.
Mais son mode administratif et financier , qui
1 exempte des frais de perception , de gestion et
de rétribution pour le plus grand nombre des
emplois ; qui le dispense de fournir à une par-
tie considérable des frais d'entretien de l'armée
et des dépenses de la marine , dotées l'une et
1 autre en fiefs, restreint ses charges dans la
même proportion ; en sorte qu'il est en situa-
tion de faire face, dans les temps ordinaires.,
au pelit nombre de celles qui restent à son
compte. 11 y a cent trente ans que sa recette
ne montait qu'à trente-six millions. Elle a dû se
régler sur l'altération des monnaies et la mar-
che du temps, dans les accroissemens successifs
qu'elle a pris.
Le sultan a son hazné-ou son trésor particu-
lier dans lequel s'engouffrent : les sommes an-
nuelles payées par l'Egypte et par les deux
provinces tributaires, en outre du tribut en
nature que le pacha du Caire fait passer ; la
vente des biens de ceux qui meurent sans hé-
ritiers ; le produit des mines, l'impôt sur les
( 2$:>. )
salines, les confiscations, les présens et toutes
ces redevances féodalesque les grands acquit lent,
mais auxquels la nation fournil , et qui consti-
tuent les droits régaliens dans l'empire ottoman.
Ce trésor attire à lui des sommes qui s'élè-
vent bien au - delà des revenus du miri ,
qu'on doit au reste considérer comme une dé-
pendance de l'autre , eu égard aux droits du
souverain sur tout ce qui porte le nom d'impôt,
et aux relations qui existent entre les deux
caisses. C'est en vertu de cette intimité que le
defterdar règle plusieurs articles de dépenses
du sérail , et afferme les différentes branches de
ses revenus fixes.
Lorsque le prince est économe, une faible
partie de sa recette particulière suffit au\ be-
soins de sa maison , d'autant plus que ses offi-
ciers et employés aujourd'hui sont à la charge
de l'Etat, par suite des envahissemens de la dé-
prédation qui s'est emparée des fiefs, et même
qui s'est glissée jusque sur les rôles de la mi-
lice. L'autre part, mise en réserve, forme un
l'omis mort, il est vrai, mais précieux dans les
momens de détresse. Au contraire le prince
est-il prodigue, tel étail Mahomet IA , <jue la
passion de la chasse dominait . au poirii d épuî-
( 253 )
sci (ouïes les ressources pour la satisfaire ; ou
bien Aibdul-Hamid, qui sacrifiait les besoins
les plus pressans de l'Etat aux caprices et au
luxe du harem, alors les économies de plusieurs
règnes disparaissent , et c'est aux malheureux
sujets à couvrir le déficit.
Comme le mot emprunt est inconnu à ce gou-
vernement, il n'existe point chez lui de dette pu-
blique; d'un autre côté ses finances ne sont jamais
obérées, avec la facilité dont il jouit de recou-
rir à l'impôt quand ses coffres se trouvent vides.
Un pareil système, qui serait ruineux partout
ailleurs , et ne réussirait à se soutenir qu'un cer-
tain temps , depuis un siècle et demi se main-
tient avec une persévérance qui prouve que le
sol est inépuisable. Tous les rapports diploma-
tiques que fournit cette période , s'accordent à
dépeindre le miri comme réduit aux expédiens,
et l'Etat en danger. Mais on doit conclure de
ces craintes mêmes, qu'elles étaient sans fonde-
ment, puisque les finances sont aujourd'hui en
bonne situation; qu'elles ont pu s'améliorer sans
recourir aux moyens ingénieux qui font l'élude
approfondie des têtes les plus fortement orga-
nisées de l'Europe , et que le navire tient tou-
jours la mer comme par le passé, malgré les
( 2.34 )
écucils qu'il a rencontrés pendant une suite de
règnes malheureux. Si l'on rattache ces ré-
flexions sur l'abondance des ressources natu-
relles de l'empire ottoman, à toutes celles qu'a
dû provoquer le manque absolu de ces res-
sources artificielles, qui dérivent de l'industrie
et des traités de commerce, on se convaincra
de plus en plus , qu'il n'est pas d'état qui puisse
lui être comparé, sous le rapport des moyens
d'existence. Ils deviendraient incalculables s'il
provoquait la confiance au lieu de la bannir,
comme il le fait tous les jours , à tous les in-
stans.
Enfin les mosquées retirent des wacoufs un
revenu plus considérable encore que ceux du
hazné et du miri, par la raison qu'il est beau-
coup mieux administré; que la dilapidation y
fait des brèches moins visibles , et que la piété .
la crainte de la spoliation réunies au principe
d'économie, lui (ont prendre chaque jour des
accroissemens progressifs bien marqués. Cette
institution réparatrice préserve de la confiscation
les fortunes particulières, i n leur ouvrant un
refuge que le sultan se n « >n forcé de respecter;
ou bien en venant au secours du propriétaire
nécessiteux, par des emprunts à un taux mo-
( 235 )
déré, qui prennent hypothèque sur le fonds. Elle
procure aussi à l'Etal un allégement énorme,
puisqu'elle soutient , sans exception , tous les
établissemens publics; qu'elle pourvoit à toutes
les dépenses du culte, et prend à son compte la
partie fixe des traitemens de l'uléma. On peut
dire encore qu'elle atténue les désordres de la
fortune publique ; en effet les sommes considé-
rables qu'elle a toujours en réserve sont pour
le gouvernement une ressource bien précieuse,
par la faculté dont il jouit , d'y puiser à titre
d'emprunt , dans les cas d'urgence , mais
sans intérêts exigibles. Dans l'empire ottoman
les institutions premières s'accordent pour la
conservation , et fournissent aujourd'hui encore
tous les matériaux que pourrait désirer le plan
financier tracé sur la base la plus large.
Pour mettre en œuvre ces matériaux il suffi-
rait de réhabiliter intégralement la couronne et
le département de la guerre, dans leurs immenses
possessions. A la vérité, on ne pourrait arriver à
ce résultat sans froisser un grand nombre d'inté-
rêts privés. Cependant si le prince régénérateur
qui tenterait cette grande entreprise, faisait dans
le même temps cesser les exactions elles impôts
illégaux , en se départissant tout le premier du
( 256 )
système de fiscalité , adopté par les successeui
de Suleïman , il est à croire que le mécontente-
ment particulier serait forcé de garder le silence
devant le bien-être général. Sultan Selim n'a pas
suivi, à beaucoup près, cette marche politique.
Ses vues réparatrices ne pouvaient manquer
d'être combattues dans leurs effets et jusque
dans l'intention , par ce même intérêt privé ,
auquel il fournissait maladroitement des armes
en créant plusieurs charges accablantes , à une
époque de découragement, et des institutions
qui devaient accroître beaucoup le nombre des
mécontens. Chez les Ottomans il est plus dange-
reux d'improviser que dans aucun autre pays :
avec eux , pour avancer , il faut indispensable-
ment marcher à pas de tortue, mais aussi on
peut espérer d'atteindre le but.
L'uléma offrira au prince un puissant appui
s'il témoigne l'intention sincère de réformer les
abus. Pour en donner la preuve à la nation en-
tière, il faudrait avant tout , qu'il extirpât sans
pitié ceux qui se perpétuent dans le sérail , dans
le ministère et qui réagissent sur les provinces.
Comme il n'y a que des individus isolés dans ce
gouvernement, si Ton excepte les janissaires,
qui forment un corps embarrassant , mais au-
( &l )
quel il est possible d'opposer l'uléma, l'esprit de
réforme tirerait encore des facilités de cet état
précaire, qui tend à isoler les intérêts particu-
liers.
Les impôts présentent la série suivante :
IMPOTS DIRECTS.
1°. Contribution foncière. Elle s'acquitte en
nature , et , d'après la loi , elle ne peut pas dé-
passer le dixième du produit ; mais il y a encore
infraction sur ce point.
Les adjudicataires qui représentent le do-
maine dans les fiefs de son ressort, perçoivent
en son nom , moyennant les redevances aux-
quelles ils se sont engagés; les mosquées et les
tenanciers de fiefs militaires en usent de même
sur leurs terres respectives; enfin les possesseurs
de haz se prévalent des mêmes droits pour leur
compte particulier. Ces nombreuses exceptions
apportent nécessairement une réduction sen-
sible dans le produit de l'impôt foncier.
Cette brêcbe est un peu réparée par la taxe
désignée sous le nom à!av aritz, et qui porte sur
tous les propriétaires sans distinction. Elle les
divise en lots , composés ebacun de trois mai-
L.V iluKME. 1 5
( 258 )
sons, et qui soin imposés à raison de dix piastres.
On est forcé de renouveler de temps en temps
les rôles, par suite des mutations et des extinc-
tions; mais, comme la solidarité convertit aux
veux du fisc les trois têtes du même lot en une
seule , il ne se décide à cette mesure d'équité
que lorsque les plaintes des contribuables for-
ment un cri général.
2° Le karatch, autrement la capitalion. Elle
pèse sur tous les rayas , ou tributaires, depuis
l'âge de seize ans ; les femmes exceptées ainsi
que les indigens. Elle n'est pas accablante ; son
taux le plus élevé est de i5 piastres, c'est-à-
dire, 12 francs aujourd'hui, et la classe la
moins aisée paie seulement 5 piastres. Mais la
répartition des contribuables dans les différentes
catégories, selon les facultés, devient entre les
mains des traitansune source de vexations. Les
préposés des fermiers sont en droit d'arrêter le
raya pour lui faire exhiber sa carte d'acquit, et
de le mettre à l'amende s'il se trouve en défaut.
3". Le rezm-zêgryë, c'est-à-dire, les droits
coërcitifs établis sur les boissons fermentées, en
vertu du nizamé-dgédid. Ils s'élèvent à deux
paras par ocque pour les vins, au double pour
les eaux de-vie, et tombent en entier à la
( 25î) )
charge des chrétiens, puisque les musulmans ne
cultivent la vigne qu'avec l'intention de manger
le fruit ou de le vendre.
4°. La taxe individuelle au profit des pachas.
Elle porte sur tous les administrés, sans dis-
tinction de croyance, et s'acquitte, partie en
deniers, partie en nature. On pressent cepen-
dant que la répartition n'est pas en faveur des
rayas.
5°. Les centimes additionnels, qui se lèvent
dans chaque arrondissement pour subvenir aux
dépenses locales, dans lesquelles on doit com-
prendre l'entretien des postes et le passage des
gens de guerre. Ce sont les juges civils et les
chefs municipaux qui dressent les rôles et fixent
la quotité pour chacun des contribuables, opé-
ration où l'arbitraire préside habituellement.
6°- Le gêlab-kêsan ou le droit établi pour
l'approvisionnement en viande du sérail. Au-
trefois les imposés étaient astreints à conduire
en nature leur tribut à Constaniinople ; aujour-
ils l'acquittent en argent.
y0- Le calémiè. Il ne regarde que ceux qui
sont commissionnés par le gouvernement , mais
il s'étend à lous les officiers civils et militaires,
ainsi qu'à lous les possesseurs de fiefs. C est en
( 2/,0 )
quelque sorte un droit de sceau, qui prend en
Turquie la dénomination de droit de plume.
La defterdarerie a un bureau particulier chargé
de le poursuivre, il ne dispense pas de la finance
fondée illicitement au profit du hazné. Cette
autre contribution pourrait être classée, aussi
l>i.u que le calémié, parmi les impôts indirects,
puisque l'un et l'autre par le fait retombent à
la charge de la masse des contribuables.
8°. Le nozoul. Ce droit lire son origine de
l'état de guerre. Dans le principe il cessait avec
lui , et consistait alors en fournitures de \ ivres,
auxquelles les pays voisins des opérations étaient
tenus, moyennant paiement, de manière à ce
qu'il ne restai que le transport à leur compte.
Par la suite, sous Je prétexte d'égaliser le far-
deau, on l<- convertit en une somme répartie
entre toutes les provinces. Cet acheminement a
conduii presque aussitôt à le transformer en
impôt fixe, il en esl résulté une charge de plus
pour les contribuables , puisque nous retrouve-
rons plus bas la taxe de guerre, et que les pays
situé> dans l'arrondissemeni des armées souflreni
beaucoup des fournitures de vivres, dont ils ne
sou! pas toujours payés exactement. Mais sous
Mahomet IV les désordres étaient plus grands
( 2-fl )
encore : le même impôt se reproduisait alors
sous trois noms distincts qui conduisaient au
même résultat ; c'est-à-dire qu'au lieu d'un
simple transport de vivres, les contribuables se
libéraient en comptant des espèces à trois re-
prises différentes, toujours pour le même motif.
IMPOTS INDIRECTS.
i°- Les droits prélevés par les douanes. On a
vu quils sont énormes pour les sujets compara-
tivement à ceux que les étrangers acquittent.
Mais la fraude n'entraîne pas la confiscation ;
le délinquant n'est tenu qu'à payer le double de
la taxe : les mesures de rigueur ne concernent
que les articles dont l'exportation est interdite.
Les produits de 1 industrie et les matières
premières ont leurs bureaux particuliers ; les
tabacs et le sel ont aussi les leurs. A Con-
stantinople le poisson et les bois de toute
espèce acquittent des droits d'octroi au profit
du boslandgi-bacbi et de la mosquée Achmet:
voilà un double exemple de ces dotations dont
nous avons exposé le principe.
Les grands bureaux des douanes sont établis à
Constantinople , à Smyrne, Alexandrie, Salo-
( ^ )
nique, à l'Echelle d'Alep, à Trébizonte, Scala
Nova, Bagdad, le Caire et Erzérum. L'empire
ottoruan n'est pas enveloppé , comme certains
Etats chrétiens , d'une triple , dune quadruple
ligne de douanes; mais les chefs militaires rem-
placent les bureaux dans les lieux où il n'y en
a pas, et pour leur compte propre font la guerre
aux contrebandiers.
2°. Le bédeal ou nouvel impôt, créé par le
nizamé-dgédid, et qui s'étend aux soies, aux
colons, aux bêles à laine et aux chèvres. Il est
fixé à un para par ocque pour les cotons , à
deux piastres quinze paras par telle de soie ,
à un para par léte d'animal. Cet impôt tourne
en partie à la charge des négocians étrangers,
vu la grande quantité de matières premières de
ces catégories, qui passent dans le commerce
d'exportation. C'esi le seul article <>n l'on re-
marque des vues d'économies politiques.
IMPOTS EXTRAORDINAIRES.
i°- Le saliané ou taxe de guerre. Le gouver-
nement le fixe pour chaque province; le pacha
lait la répartition de sa portion entre les diffé-
rens arrondissemens <lc sa juridiction , de con-
( a«)
cert avec le eonseil des notables et ies juges
civils; les chefs municipaux fixent ensuite la
quotité de chacun des contribuables. Cet im-
pôt favorise plus qu'aucun autre la rapacité.
2°- Les frais de voyage des pachas. Cette taxe
accablante se répétait fréquemment avant le rè-
gne de Sultan Mahmoud, c'est-à-dire dans ces
temps malheureux où la Porte, constamment en
guerre avec ses délégués, avait imaginé, faute
de pouvoir les contenir, de les transférer d'un
gouvernement dans un autre, de manière à ne
pas leur laisser le temps d'acquérir nulle part
une ombre d'autorité. Le pacha qui se rend
dans sa province traîne à sa suite une petite
armée , et vit à discrétion aux dépens des pays
qu'il traverse. Ici commencent les impôts arbi-
traires : pour donner une idée des conceptions
variées en ce genre auxquelles le pouvoir se
livre* en Turquie , il suffira de citer le dizarlché-
chi, c'est-à-dire le droit des bottes, qui dans
les temps d'anarchie des règnes précédens, ve-
nait accroître encore les misères du peuple.
Enfin le privilège d'infliger des amendes eh
matières de police correctionnelle, et même au
criminel , ouvre aux délégués du pouvoir exé-
cutif et aux juges civils, cette mine inépuisable,
( 244 ;
désignée sous le nom d'avanies ei <m ils ne s'en-
tendent que trop bien à exploiter.
Le principe de ces exactions dérive: de la par-
cimonie avec laquelle le gouvernement traite
ses emplo> es , parcimonie qui croît avec le pou-
voir dont ils sont investis ; de l'appareil de
puissance dont s'entourent les officiers mili-
taires; des dépenses énormes où le souverain
lui-même les entraîne aux époques répé-
tées du bayram, des couches de ses femmes,
du mariage de ses soeurs, de ses filles et de
la circoncision de chacun de ses enfans mâles.
Les ministres qui les premiers sont condamnés
à vivre de contributions, les officiers du sérail
pour qui les cadeaux constituent aussi la part
la plus précieuse de leurs émolumens, achè-
vent de convertir en oiseaux de proie les gou-
verneurs des provinces, et de les autoriser en
quelque sorte à organiser le pillage dans tous
les lieux où ils se montrent. Telles sonl les
causes de l'énorme disproportion entre Ja re-
cette des coffres de l'Etal , et le produit réel de
l'impôt prélevé sur un aussi grande masse de
contribuables.
Il resterait actuellement à présenter le montant
approximatif des contributions en Bosnie ; mais
( 245 )
la solution de ce problème est à peu près im-
possible. Je me suis hasardé d'offrir un aperçu
des recettes du miri, par la raison quon a bien
plus de données à cet égard, et des données
moins douteuses. Il se glisse en effet incompa-
rablement plus d'arbitraire dans la gestion des
provinces que dans la perception du fisc : tout
bien considéré , il me paraît donc plus conve-
nable de ne rien dire sur cet article particulier,
que de masquer, par des calculs erronés, l'in-
certitude de mes résultats.
( 246 )
i>\\\\\\^ v\\\nu\mv\\u\vv\v\v»u\v\u\w vwwwwvvvvwyW AWWxaw^wn
CHAPITRE VIL
La Bosnie considérée sous le point «le vue militaire ri sous
le rapport géographique. Itinéraires dans plusieurs direc-
tions, et relation du vo3*age de l'ambassade française en
1812, depuis Coslanitza jusqu'à la frontière de la Roumélie
Des Etats autrichiens ou peut pénétrer en
Bosnie par plusieurs routes, mais aucune d'elles
n'est carrossable , et pour le devenir toutes exi-
geraient des travaux, qui ralentiraient plus ou
moins la marche d'une armée. La partie Nord,
bien moins accidentée que les autres, esl ;ms>i
la plus accessible; elle se prêterait dune sensi-
blement 1 1 1 i ( ■ u \ à une invasion.
Les routes soni fangeuses dans les vallées; ;i
chaque pas elles présenteni des montées et des
descentes fort raides. Des pierres brutes gros-
sièrement arrangées, composenl au milieu un
pavé très-inégal, plus étroit «I ailleurs que la \<>ie
ordinaire, et rempli de solutions d<- continuité.
( a47 )
Les bas cotés pèchent aussi par le défaut de lar
geur, et portent partout l'empreinte du pasgrave
des bêtes de somme, de manière à rendre fort
pénible la marche du piéton.
On entre de la Croatie en Bosnie par Szluin,
Novi, Coslanitza, Dubietza, et par quelques
autres communications peu fréquentées. De ces
points de départ on a la faculté de se diriger sur
Bagna-Lucka,Traunik, Sérajo, MaglaietZwor-
nik. La rive gauche de la Save fournit aussi plu-
sieurs routes, parmi lesquelles celles de Gra-
diska et de Brod sont les plus suivies. La Dal-
matie surtout, à raison de ses relations intimes
avec la Bosnie, offre de nombreuses issues pour
y pénétrer. Les principales sont Knin , où abou-
tissent les roules de Zara et de Sebenico; Sign ,
qui centralise celles de Traù et de Spalatro
pour les diriger sur le Prolokc ; Imoski qui four-
nit des débouchés dans plusieurs sens, et la
meilleure communication , c'est-à-dire celle de
Kupris par Duvno ; Vergoratz , d'où l'on peut
se rendre en Bosnie par les deux rives de la
Narenla, selon le point où l'on veut aboutir;
Raguse enfin , d'où partent des chemins plus ou
moins difficiles qui mènent à Mostar, àTraunik,
( *48)
à Sérajo, à Guerude sur la Drina, et dans les
différens cantons de l'Erzégovine.
Si les rouies les moins pénibles oui leurs
points de départ sur la Save, c'est-à-dire procè-
dent dans le sens des vallées , ou bien coupent
les contreforts à leur partie extrême, par une
raison analogue , celle de Costanitza sur Novi-
BazarparTraunik doit être la plus épineuse. En
effet cette communication, qui traverse le pays
dans sa plus grande longueur, passe successive-
ment en revue toutes les ramifications de la
chaîne principale, va les chercher dans leur
partie supérieure , et rencontre une continuité-
de défilés et de rivières dont la défense tirerait
naturellement des ressources brillantes par la
seule lbrce des choses. Un autre d< savantage de
ce débou< né principale est la rareté i\cs champs
de bataille : un corps d'armée serait dans l'obli-
gation d'y marcher presque constamment en un-
seule colonne; et ce même corps, qui aurait ei
partage la tache la plus pénible, devrait être
assez fort cependant pour ne pas reculer devant
les difficultés.
La plaine de Livno et de Duvno, dans I Er-
zégovine septentrionale, esl !<• rendez-vous de>
différentes communications qui partent dec
( a*9 )
frontières de la Dalmalie, depuis K.nin jusqu'à
Imoski. Arrivé là, on peut franchir la chaîne
sur plusieurs points , selon la direction qu'on a
l'intention de tenir; mais ces chemins de traverse
sont à peine frayés. Tout ce qui passe par cette
plaine va chercher le plateau de K.upris pour
gagner l'autre versant. Cognitza, située plus au
sud dans les monts Ivan, joue le même rôle à
1 égard de la portion de frontières comprise
entre Vergoratz et Raguse , quoiqu'il existe
aussi, dans cette partie de la chaîne, d'autres
débouchés avec lesquels Mostar et Nevesin met-
tent en relation. Ces nœuds de routes peuvent
donc être considérés comme deux points princi-
paux sous le rapport militaire. Mais Kupris
l'emporle sur Cognitza pour les communications
et les subsistances, en raison de la plaine de
Livno qui contribue beaucoup à rendre les pre-
mières praticables et les autres abondantes. Au
contraire on n'arrive à Cognitza que par des
voies difficiles et périlleuses, qui offrent très-
peu de ressources. Un autre avantage militaire
de K.upris, c'est son beau plateau. Cependant il
est bien moins précieux sous le rapport de l'at-
taque que pour la défense.
Cette position remarquable demande à être
( *5o )
occupée dune manière permanente : il en est de
même de Cognitza. Il suffit que ces deux points
puissent fermer et ouvrir à volonté les relations
entre l'Erzégovine, qui est en quelque sorte en de-
hors de la défense, et la Bosnie proprement dite,
qui se trouve enfermée dans des retranebemens
naturels, pour qu'ils asseyent solidement la base
de sûreté du coté de la Dalraatie. Le plan ainsi
conçu, Duvno, Livno, Mostar, Strollaz et Glu-
bigne, qui interceptent les différentes commu-
nications, que Rupris et Cognitza tiennent en
seconde ligne, joueraient seulement le rôle de ve-
dettes à l'égard des deux camps retranchés qu'on
établirait aux points de centralisation. De ces
<leu\ points, où la défense viendrail se concen-
trer, partiraient les nombreux détachemens
chargés de surveiller les passages détournés de
la chaîne, el de couvrir lErzégovine en se bor-
nant à occuper les positions que ce pays de chi-
cane présente à tous les pas qu on v fait.
Continuons à combiner nos moyens de d<;-
fense avec ceux qu offrent les localités. L'Unna,
la Save protégenl , a-t-on dit , la Bosnie du côté
de la( !roatie el duBannal : mais pour renforcef
ces barrières il faudrail les garnir de places de
quatrième classe, établies de préférence au
( '5. )
confluent des principaux cours d'eaux , qui des-
cendent de la chaîne transversale. En seconde
ligne il en faudrait un petit nombre d'autres de
troisième classe , qu'on asseoirait sur ces mêmes
cours d'eaux de manière à garder les grands
bassins; enfin une place dépôt central complé-
terait le système défensif , que les deux camps
retranchés de Kupris et de Cognitza, avec leurs
postes avancés, mettraient en parfaite sécurité
du côté de la Dalmatie : voilà ce qu'il serait con-
venable d'ordonner.
Ce qui existe consiste dans une cinquantaine
d'enceintes défensives ou de châieaux établis, il
est vrai, sur les divers affluens de l'Unna et de îa
Save, ou de manière à intercepter les communi-
cations intérieures; mais ils sont dans un état de
délabrement tel , ils pèchent tous par des vices de
tracé ou de construction si choquans, qu'il ne peut
y avoir que le cou rage fanatique des Turcs qui soit
capable d'atténuer ces imperfections notoires, et
de masquer les brèches que le canon ne tarderait
pas y ouvrir. Pour renforcer ces défenses il fau-
drait les envelopper de palanques détachées, qui
formeraient système , et offriraient d'excellens
camps retranchés, dont le noyau commun de-
viendrait naturellement le réduit. Ces asiles scr-
( 2Ô2 )
viraient à mettre en sûreté les ressources des
pays, et ses habitans. Pour les construire on
aurait en abondance les matériaux sous la main :
en moins de trois semaines la province pourrait
rire couverte de forteresses inexpugnables.
Quant à la place centrale, c'est à Sérajo que ce
premier rôle appartient de droit, tant à raison
de sa nombreuse population, de son importance
par conséquent, que de sa position qui se défend
elle-même par les défilés qu'on rencontre dans
toutes les directions pour y arriver. Les inon-
dations au moyen de retenues; les abatis répan-
dus, autant qu'on le voudrait, sur les diverses
communications, les unes et les autres soutenues
par des postes retranchés, contribueraient beau-
coup encore à rendre épineuse la tâche de la
conquête. Une partie de ces moyens de défense
est empruntée de la tactique turque, que le judi-
cieux Feuquières approuve dans 1 emploi des
palanquès ou camps retranchés comme auxi-
liaires des places. Il accorde même aux. Otto-
mans d'avoir fait connaître et apprécier ce
genre de protection réciproque, qui s est accré-
dité ''ii Europe depuis le fréquent emploi que
Vauban en a fait. 1 oui porte donc à croire que
les Bosniaques, menacés d'une guerre d'inva-
( 253 )
sion , se barricaderaient chez eux , comme on
vient de le dire, sans coordonner toutefois les
élémens de la résistance , de manière à ce qu'ils
forment système. Mais leur intrépidité ferait dis-
paraître en partie les imperfections du plan et
même son absence totale.
Cependant une circonstance pourrait leur être
bien contraire : ce serait le cas où l'insurrection
de la Servie se renouvellerait dans le temps où
ils se trouveraient aux prises avec leurs voisins.
Cette complication malheureuse les mettrait
dans l'obligation de faire face de tous les côtés ;
de répéter sur la Drina , sur la Lim et sur
l'Ibar, l'appareil défensif delaSave etde l'Unna;
enfin elle les réduirait à n'avoir plus que des
communications détournées avec Novi-Bazar et
le cœur de l'empire. Enveloppés, harcelés de tou-
tes parts, leur position deviendrait très-critique;
dans ce cas ils ne pourraient plus se suffire à eux-
mêmes, et la Porte serait forcée de venir à leur
secours , en prévenant l'ennemi dans l'occupa-
tion de la Servie. Mais cette mesure de sûreté
rétablirait les choses sur le pied de la première
hypothèse, tiendrait même l'Autriche dans l'in-
quiétude relativement à son propre territoire; et
comme l'exécution n'offre pas plus de difficulté
La Bosme. iQ
( 254 )
que la découverte du correctif, il est permis de
glisser sur l'objection.
On vient de voir que 1 introduction d'une
seule condition secondaire peut apporter un
grand changement dans la marche des cho-
ses , lorsque le mal n'est pas pris à temps.
La supposition d'une guerre nationale entre
l'empire ottoman et la Russie, subit la même
métamorphose dans ses résultats , en admet-
tant subsidiairement que l'Autriche, au lieu de
conserver la neutralité , comme son intérêt le
lui conseille, se joigne à une puissance colossale,
et l'aide, au mépris de sa propre sûreté, à
forcer les portes de l'Europe méridionale.
Dans le premier «■;»> , l'armée envahissante n'a
qu'une base d'opérations étroite, comparative-
ment à retendue de son plan ; elle se trouve
dans l'embarras des subsistances si lesTurcs oc-
cupent, comme il est si naturel de le penser,
le petit nombre de points du littoral , qui peut
favoriser ses arrivages parmer. L'autre hypo-
thèse reporte en un clin d'œil aux boucbes * ï < -
Cataro , le point extrême de cette même base
d'opérations, sur laquelle \ iennenl aboutir alors
dans i<mi> les sens, des cours d eaux na\ igables.
1 .i Portesesi l vée déjà dans cette situation
( 255 )
critique. Elle pourra toujours l'envisager de
sang froid et s'en tirer avec plus d'honneur que
par le passé , si toutes ses opérations sont com-
binées de manière à mettre à profit les appuis
excellens que lui procurent la mer d'une part, de
1 autre la Bosnie ; si, retranchée , par exemple,
derrière la barrière fluviale qui couvrirait la
totalité de son front , elle menaçait la Hongrie
d'une invasion par Belgrade , dans le même
temps qu'elle garderait l'attitude défensive en
présence de l'armée russe. Le Seretîi , forte-
ment constitué par la seule assistance des places
du moment qu'on répartirait sur toute l'étendue
de son cours, fournirai! à sa droite une première
ligne inexpugnable, à l'aide de laquelle elle
pénétrerait avec sécurité en Transilvanie , fai-
sant concourir cette marche offensive avec celle
qui aurait Belgrade pour point de départ. Cet
autre plan de conduite, déduit aussi des cir-
constances les plus contraires, achève de
prouver que l'empire ottoman ne sera dans une
situation vraiment désespérée qu'autant qu'il le
voudra bien.
A présent calculons la marche que l'Autriche
pourrait suivre dans l'intention de chercher à
se rendre maîtresse de la Bosnie. JLa rareté des
( 256 )
champs de bataille dans un pays qui appartient à
la guerre de chicane; l'obligation où seraitl'armée
envahissante, par la privation des ressources, à
se (aire suivre de ses subsistances, ou de gagner
à la pointe de l'épée son pain quotidien , en
s'emparant laborieusement des différons réduits
que la contrée possède et que les habitans au-
raient convertis en magasins ; surtout le carac-
tère que prendrait forcément la guerre , par
suite de la configuration du sol , et des habi-
tudes militaires de ses défenseurs, toutes ces
considérations réunies obligeraient l'agresseur
à se soumettre aux dispositions suivantes : 1° A
n'avoir jamais pins de /j.5,ooo hommes engagés
dans l'entreprise même, mais à en tenir 5o,ooo
autres en réserve , distribués sur la Save, sur
l'Uuna, et sur les frontières de la Dalmatie,
pour réparer incontinent les pertes journalières
de l'armée agissante; i° à diviser celle-ci en
quatre corps dont les opérations, subordonnées
Icn unes aux autres , seraient constamment en
harmonie entre elles.
Le premier de ces corps, forl de i5,ooo
hommes, dont 5,ooo de cavalerie légère , sui-
vrai! le cours de la Save , recevrail ses subsis-
tances par cette rivière , se chargerait d en faire
( 257 )
passer aux autres par les affluens du fleuve ,
enfin aplanirait la marche des colonnes laté-
rales , et profilerait encore des vallées pour
tourner successivement les positions qu'occupe
rait 1 ennemi.
La force du second corps égalerait celle du
premier, eu égard aux obstacles sans nombre
qu'il aurait à surmonter ; mais il se bornerait
à cinq cents hommes de cavalerie légère pour
l'éclairer. Partant de Costanitza, il se dirigerait
sur Bagna-Lucka , Traunik , Sérajo , etNovi-
Bazar ; c'est-à-dire , qu'il attaquerait le pays
dans le sens de sa plus grande longueur. Ces
deux corps , aussi souvent que cela se pourrait ,
régleraient l'ouverture des marches , de ma-
nière à multiplier les colonnes , pourtant sans
se compromettre. Ce serait là précisément la
partie épineuse du problème , par la difficulté
de conserver la relation entre les différentes
colonnes dans un pays aussi accidenté.
Le troisième corps , fort de 8,000 hommes
et composé d'infanterie légère , prendrait Sign
et Imoski pour points de départ. Les deux sub-
divisions opéreraient leur jonction dans la plaine
de Duvno ; se dirigeraient sur le plateau de
Kupris ; tenteraient de forcer cette position
( .58)
importante , pour tomber sur Traunik , et
aplanir au deuxième corps une partie des
difficultés, en attaquant les défilés par leur
sortie.
Le quatrième corps enfin , semblable à
l'avanl-dernier pour la force , mais plus leste
encore, partirait de Raguse , se porterait sur
Mostar , et de là sur Nevezin , laissant Cognitza
sur sa gauche. Il franchirait la chaîne au sud
des monts Ivan , el prendrait sa direction sur
Guerude dans la vallée de la Drina , avec l'in-
tention d'ouvrir au second corps le défilé de la
Migliaska ou de Sérajo. Cependant cette marche
de flanc suppose que la position de Cognitza ne
soit point occupée de manière à pouvoir agir
au dehors. Le cas contraire axant heu, pour
faciliter l'occupation de Sérajo, ce même corps
marcherait sur Cognitza , placée en vedette
par rapport a cette capitale, et appellerait à lui
des moyens auxiliaires lirésde la réserve. Après
avoir enlevé ce poste avancé , il continuerait sa
route sur Sérajo ; niais il détacherait dans le
même temps 4,ooo hommes qui se dirigeraient
sur Guerude par Nevezin.
Il faut encore supposer le cas où le plateau
de Kupi in serait occupe .le manière à rendu
( ^9 )
impuissant les efforts du troisième corps.
Comme il y aurait alors nécessité absolue cl en-
lever cette position tout à la fois défensive et
offensive , vu le danger de la laisser sur le flanc
d'une ligne d'opérations , le quatrième corps
viendrait de Mostar coopérer à l'entreprise ,
sauf à reprendre ensuite la roule qui lui a été
tracée. On peut juger par cet enchaînement de
combinaisons , toutes soumises aux hasards de
la guerre , avec quel ensemble il faudrait pro-
céder pour atteindre le but , et combien il serait
difficile d'obtenir une pareille précision dans un
pays qui, par sa nature, tend constamment à la
rompre.
Les trois corps de réserve fourniraient des
garnisons aux châteaux et aux places à mesure
que les uns et les autres seraient emportés. Le
corps de Costanitza , et celui destiné à longer la
Save, pourraient s'entendre pour opérer dans le
même temps le passage de l'Unna , de manière
à partager les forces de l'ennemi , et à se trou-
ver à portée de s'enlre-secourir une fois qu'ils
seraient arrivés sur la rive droite du fleuve. Ils
effectueraient momentanément leur jonction
dans la plaine de Prïedor, avec l'intention
d'attirer l'ennemi dans un engagement général ,
( 260 ;
que favoriserait ce beau champ de bataille
très-propre à Ja formation en carres. Us se sé-
pareraient ensuite pour tenir leurs directioas
respectives , à moins qu'on ne préférât ]es
faire marcher de concert sur Bagna-Lucka ,
où ils se quitteraient , le premier pour des-
cendre , le second pour remonter la vallée de
la Verbatz.
A partir de cette rivière les difficultés iraient
toujours croissant , au point qu'on serait même
dans la nécessité d'appeler un renfort du -corps
de réserve de la Save pour aider à fouiller le
pays sur toute sa largeur, surtout pour tenir
avec des forces imposantes la direction inter-
médiaire de Sepsé , de Maglay etde Swornik ;
lier les corps et ne rien laisser derrière eux ou
sur leurs flancs, qui fût capable de compro-
mettre les lignes d'opérations. Le plateau de
Zenitza dans la Rascie serait indiqué comme le
point de concentration. L'armée réunie trouve-
rait dans cette belle position un terrain qui se
prêterait parfaitement à un déploiement général ;
mais il s'agit d y arriver.
D'après le plan qui vient d'être ébauché .
l'armée envahissante attaquerait le pays dans le
sens le plus favorable} cependant, pour balayer
( 26 1 )
devant elle une population belliqueuse et impo-
sante par le nombre , quelle résistance n'éprou-
verait-elle pas ! D'ailleurs sur un théâtre aussi
varié parviendrait -elle jamais à se garder de
manière à interdire à une nuée de partisans la
faculté de se glisser sur les lianes de ses
colonnes , de les prendre en queue dans le
même temps que la tète se trouverait engagée :
d'intercepter ses convois et de l'affamer ? Reste
encore à savoir comment s'y prendrait cette
même armée pour se faire suivre de son canon.
Elle aurait, nous dira-t-on , de l'artillerie
de montagne. Mais avec des pièces du calibre
de 5, avec des obusiers de 4 pouces et même
avec des mortiers portatifs , il n'est pas suppo-
sable qu'elle songe à s'emparer des châteaux de
Bagna-Lueka , de Traunik , de Scepsé , de
Swornik, de Sérajo, de Moslar, de Livno ,
en deux mots des positions retranchées qu'on
rencontre à chaque pas en Bosnie : elle les in-
cendierait, sans les obliger à ouvrir leurs portes.
Il lui faudrait donc au moins du 12 et des
obusiers de campagne pour battre en brèche,
rompre les enceintes en bois, et tirer à mitraille
avec succès sur les masses. Quels travaux im-
menses pour conduire celle artillerie depuis
Costanitza jusqu'à Novi-Bazard. Eu vérité il
serait préférable eneore de s'en tenir à l'artil-
lerie de montagne ; et , malgré les dangers, la
perte du temps , de se résigner à attacher le
mineur. Mais ce dernier parti suppose que les
défenses ne soient pas protégées par des camps
retranchés et circonvallans ; or une hypothèse
aussi gratuite, suiîit pour démontrer à peu près
l'impossibilité de l'exécution.
Il reste à mettre sous les veux du lecteur les
itinéraires des routes les plus fréquentées. Ces
détails géographiques achèveront de faire ac-
quérir l'intelligence d un pa\s qu'on ne connaît
point si on ne le parcourt pas dans tous les sens,
avec cette attention qu'on apporte dans le levé
d'une carte.
De Raguse d Nevezin.
On se dirige sur Trebigne , anciennement
Tribunia, située dans une vallée fermée que la
Trébignitza, petite rivière torrentueuse, inonde
parfois en été et tient sous les eaux dans la
mauvaise saison : le rocher qui lui sert de lit esi
très-poreux. On ne rencontre jusque là que des
hameaux chétifs et fort rares. I -;t nature semble
morte, el ne commence à renaître que dans le
( 263 )
bassin de Trebigne. Le bourg de ce nom esl pro-
tégé par un de ces forts dont j'ai donné le type gé-
néral. On trouve ensuite Gasca, autre bourgage
assise sur un premier degré de la chaîne dans
un canton productif, et l'on arrive après vingt-
quatre heures de marche, à Nevezin, situé dans
les monts Ivan, aux sources de la Narrenta et
de la Moracca. 11 part delà un chemin de tra-
verse qui conduit en douze heures à Guerude.
Si de Trebigne on prend sa direction à l'est
par le bourg de Giobitch , on passe dans la val-
lée de la Moracca; contournant ensuite le Monte
Negro, c'est-à-dire marchant vers le sud, on
arrive à Scutari d'Albanie. Quelques petits
forts sont chargés de fermer celle communi-
cation.
De Raguse à Bosna-Sërajo.
On prend la route du Campo-popovo en
laissant Trebigne sur sa droite. Rien de plus
triste , de plus hideux même que le pays qu'on
traverse jusqu'au Popovo; et souvent rien de
plus difficile que le sentier qu'on suit à travers
les rochers. 11 faut quatorze heures d'une mar-
che des plus laborieuses, pour atteindre Glu-
higne. C'est un bourg avec château fort, situe
( 264
dans une petite plaine dessinée en entonnoir.
On se rend en quatre heures de ce premier gîte
à Slrolatz. Ce chef-lieu, dont la population
s'élève à 1200 unies environ, est défendu par
un fortin que sa position rend formidable.
Assis sur un mamelon de roc, il ferme le passage
et peut braver l'artillerie qu'on déploierait
contre ses défenses. La Bregava, qui est un
affluent de la Narrenta , arrose la vallée. Ses
bords sont productifs; mais les berges qui la
cernent, présenleni une suite de rochers com-
plètement nus.
De Strolatz pour arriver à Cognitza on peul
choisir entre la route de Moslar et celle de Ne-
vezin. Celte dernière est moins pénible sans
être sensiblement plus longue. L'autre passe la
Buhna sur un pont de pierre près de Blaga^
dont le château n'offre plus que des ruines. On
descend ensuite dans la vallée rocailleuse el
encaissée de la Narrenta , qu'on remonte jus-
qu'à Moslar, où l'on arrive après une marche
de six heures.
Celte ville, qui tient le rang de capital"
dans l'Erzégovine, compte une population d<
10,000 âmes. Son aga passe pour l< plus puis-
sant delà Bosnie. $on-seulement il fait tête au
( 265 )
pacha , mais encore il lui arrive presque tou-
jours de sortir avec avantage de ces luttes do-
mestiques. La place, entourée d'une enceinte
crénelée, est partagée par la Narrenta, sur
laquelle est jeté un pont de pierre d'une exécu-
tion hardie. On le reconnaît pour un ouvrage des
Romains aux deux tours en maçonnerie qui sont
élevées aux extrémités , de manière à fermer au
besoin la communication entre les deux quar-
tiers. Lorsqu'il ne s'agissait que d'un pont de
bateaux ou sur pilotis, ces tours, qui jouaient
le rôle de tête de pont et de redoute de sûreté,
étaient simplement en bois. Cette pratique, qui
date des beaux jours de Rome, s'est long-temps
conservée dans ses armées , et les historiens en
font mention fréquemment.
La vallée de la Narrenta commence à devenir
riante près de Mostar; elle offre, avant d'y arri-
ver, quelques villages, et deux ou trois châteaux
fort mal entretenus. En la remontant au sortir
de cette ville pour continuer sa roule, on pat-
court un vignoble fertile qu'on quitte avec
d'autant plus de regrets, que la contrée au-
delà présente un aspect sauvage. Après douze
heures d'une marche très-fatigante, on atteint
le gradin de la chaîne sur lequel Cognitza est
( -,65 )
tssise au milieu des bois. Celle bourgade ne
compte guère qu'une centaine de maisons; ce-
pendant '-Ile a le titre de chef-lieu de capitai-
nerie. La Narrenta la traverse, et prend sa
source au sud : un pont de pierre met en rela-
tion les habitations des deux rives.
De Cognitza il faut douze heures pour arriver
à Sérajo. La route franchit le plateau des monts
Ivan; serpente à travers des forêts immenses,
entremêlées de clairières; descend les gradins
de l'autre versant, et traverse la vallée delà
Bosna près de son origine. On peut aussi se
rendre de Cognitza à Traunik , mais il faut
vingt-quatre heures pour parcourir cette dis-
lance. La route est pénible, sans l'être autant
cependant que celle qu'on a derrière soi. On
passe plusieurs des nombreux affluons de la
Bosna, les uns à gué, les autres sur des ponts
de bois tremblai) s ; les forêts ne vous quittent
guère pendant ce trajet; au tiers du chemin
• )ii rejoint la route de Sérajo à Traunik.
D'Imoski à A upris.
Cette route exige trente heures. On a an-
noncé qu'elle esl préférable aux autres sous le
( ^7 )
rapport des facilités. Après avoir franchi le
eonfîn, on marche parallèlement à la chaîne du
Proloke jusqu'à la hauteur de Duvno. On ar-
rive, en passant par le bourg de Bukovilza, à
cette petite ville, qui doit être le Delminium
des anciens. Une fois dans la plaine de Livno, on
chemine commodément; d'ailleurs la vue est
récréée par l'aspect d'une campagne produc-
tive et bien cultivée. Dans la mauvaise saison il
en est tout autrement; les cours d'eaux nom-
breux qui l'arrosent en été, n'ayant pour s'éva-
cuer qu'une cavité dont l'orifice cesse d'être
en rapport avec leur volume à l'époque des
crues, se répandent alors dans la plaine, et la
rendent impraticable sur une grande partie de
son étendue. On met vingt heures environ pour
atteindre Duvno. De là jusqu'à Kupris on
emploie moitié de ce temps. La route conduit
d'abord au village de Svitza, situé dans un au-
tre vallon fermé de toutes parts. Si l'on en croit
les habitans, les eaux de ce bassin sans issue,
rejoignent souterrainement celle de la plaine de
Livno , qui pour leur compte, selon la même
tradition, se sont ouvert un passage à travers la
chaîne du Proloke pour aller grossir la Gettina
en Dalmatie. Cette explication paraît saiislài-
( 268 )
santé; d'ailleurs «.'Ile repose sur un phénomène
que la géographie physique ne regarde pas
comme inadmissible, et que les lois de la na-
ture ne désavouent point: le ruisseau de Svilza,
qui sort tout formé, doit être le résultat d'une
cause semblable.
La route du Proloke opère sa jonction avec
celle d'Imoski à Svitza. Au sortir de ce village
c( mimence la grande chaîne dont on a gravi déjà
les premiers degrés , mais par une pente insen-
sible. Le plateau de Kupris, qu'on atteint après
deux heures de marche, présente une super-
h'eie de sept lieues de diamètre, couverte de
pâturages, parsemée de hameaux et limitée à
l'est par les forêts qui tapissent la chaîne sur son
versant oriental. La route de Knin, et plusieurs
autres qui parlent «le TErzégovine ou de la
Croatie turque, viennent aboutir et se rejoindre
sur ce plateau. L'hiver y amène une grande
quantité de neige, que la belle saison ne par-
vient à faire disparaître qu assez, tard.
Kupris compte au plusquatre cents habitons.
Lue vieille enceinte, partie en maçonnerie,
partie en bois, ûanquée de tours délabrées,
attire à cette bourgade le litre de château, et
lui \ant L'honneur d'avoir un aga.
( 269)
De Knin à Kupris.
Celle route gagne au bourg «le Glamotz
la plaine de Livno , et laisse sur sa droite la
ville de ce nom, pour atteindre le but par le
chemin le plus direct. Elle exige à peu près le
même temps que celle d'Imoski. On peut en-
core prendre sa direction par Livno et Svitza.
De Sign à Kupris.
Après avoir passé la Cetlina on gagne en
montant, le pied du Proloke. On arrive au vil-
lage de Bilibrick , qui n'est qu'à un quart de
lieue du confin : il s'y tient un marché très-
fréquenté par les habilans des deux territoires.
Le Proloke commence à la sorlie du village.
o
Ce n'est point sous le rapport de la raideur de
la pente que le chemin est pénible; mais les
rochers dont il est hérissé, le rendent si difticul-
tueux que les chevaux du pays ont eux-mêmes
de la peine à s'en tirer. Quelques pins chélifs,
des genévriers et des bruyères, qui semblent
ne croître qu'à regret sur un sol aussi ingrat,
sortent çà et là entre les rochers, et contribuent
encore à attrister par leur air souffrant. Après
deux heures de marche on atteint la cime do la
La Bosmu. 1 7
( 270 )
montagne , où fou voit une petite palanque ou
plutôt un kairaoul, qui porte le nom de Torre.
I^es Turcs entretiennent une garde de pan-
dours dans ce poste militaire. Le plateau est
aussi aride que le versant ouest; mais on re-
trouve la végétation à la naissance de l'autre
revers. Elle s'annonce par un bois de sapins
clair-semés, qui vous prête son ombre jus-
qu'au bas de la montagne. Le chemin, tracé
dans une gorge resserrée , n'offre pas moins de
difficultés que le versant qu'on vient de gravir.
Il faut une heure et demie depuis le karaoul
de la Torre, pour gagner la plaine de Livno,
qui commence au pied de la montagne, et six
heures pour arriver à la ville de ce nom. La
vue rencontre fréquemment des hameaux et
même des villages considérables, où les catho-
liques forment la majorité de la population.
La roule passe près de l'entonnoir où les eaux
vont s'engloutir.
Livno, dont la population peut être évaluée
à 4>ooo âmes, est situé sur le revers des hau-
teurs qui encadrent la plaine au nord , et se
rattachent à l'est au plateau de Rupris. Un de
leurs contreforts sépare ce bassin de celui de
Duvno, en cburanl dans la direction du nord-
C«7» )
est au sud-ouest. La ville est ceinte d'une mu-
raille flanquée , qui borde la plaine , gravit les
flancs de la montagne , surmonte les rochers et
atteint un escarpement auquel les deux parties
rampantes se lient par des tours d'une grande
dimension, assises de manière à dominer tout
ce qui les environne. Un ravin profond tient
lieu de fossé à cette enceinte du côté de l'ouest;
d'autres tours jouent le rôle de vedettes au-delà
du ravin et sur le côté opposé. Cependant
comme aucune partie de celte fortification n'est
soumise à l'art du défilement, la facilité dont
jouirait l'assiégeant de plonger dans son inté-
rieur à des distances rapprochées, en rendrait
la défense très-meurtrière. Mais cette considé-
ration ne sera jamais dans le cas d'affaiblir la
confiance que les Turcs accordent aux mu-
railles, sans examiner le degré de protection
qu'on doit en attendre. Livno a un pont de'
pierre assez beau, jeté sur la Bistritza. Ce tor-
rent coule dans le ravin dont il vient d'être
parlé, et tient le premier rang parmi les cours
d'eaux qui arrosent la plaine.
Après Livno on franchit les hauteurs tour-
mentées par les eaux et entièrement nues, qui
séparent son bassin de la vallée de Svitza. 11 ne
( ^72 )
faut pas moins de quatre heures pour arriver à
ce village. La route depuis là jusqu'à Kupris a
été décrite dans un des articles antérieurs.
De Kupjns à Traunik.
A l'extrémité nord-est du plateau de Kupris
on trouve un col qui conduit dans la vallée de
la Verbalz. On chemine à travers de belles forets
de sapins, sur un terrain très-accidenlé, mais
praticable pour les chevaux. Des lorrens qui se
rendent à la Verbatz , roulent dans des gorges
profondes et sillonnent le versant. On arrive au
bourg d'Ackessar, situé à l'extrémité d'un con-
trefort, au débouché de la Prouseksta dans la
Semeskililza. L'aspect de son vieux château ,
groupé sur un rocher à pic, d'où ses murs déla-
brés descendent vers le torrent, ajoute singu-
lièrement à l'effet du paysage, qui lui-même
est tracé sur de grandes proportions, et em-
brasse un horizon immense. Ackessar compte
4oo habitans environ. Le château est destiné à
garder le passage , cl remplit bien son objet.
La route suit la Semeskililza, qui coule dans
une campagne bien cultivée, el arrive; avec elle
dans la vallée riante de la \ erbala, qu'on des-
( s73 )
cend au milieu des champs ensemencés et cou-
verts d'arbres fruitiers. Après une heure et
demie de marche on se trouve à Scopia, qui
est à cinq heures de Kupris.
Scopia est la résidence d'un pacha à deux
queues. Sa population peut s'élever à i5oo
âmes; elle a aussi son château fort. Ses riches
campagnes sont habitées en grande partie par
des catholiques.
En sortant de cette ville pour continuer sa
route , on remonte une vallée latérale , qui pré-
sente un défilé des plus étroits , et dont les
berges sont couvertes de forêts presque impé-
nétrables. On franchit avec bien de la peine le
point de partage de la Verbatz avec la Bosna ,
et l'on se trouve sur les bords de la Comarsitza,
qui va joindre celte dernière par l'intermé-
diaire de la Laskwa , sur les bords de laquelle
Traunik est bâti. Cette vallée secondaire où
la route débouche , est ouverte , peu boisée ,
mais cultivée presque partout. On y remarque
des habitations et des villages , qui se multi-
plient à mesure qu'on approche de la ville.
Enfin on arrive à destination après une marche
de dix heures , comptées depuis la dernière
station.
( 274 )
Du plateau de Kupris on peut encore so
rendre à Taïlza sur la Verbalz , à Vacup , à Bi~
lack, à Petrovatz, à Biach dans la Croatie tur-
que, et de là à Szluin dans les FAats autrichiens;
mais ces communications ne sont pas moins
épineuses que celles qui viennent d'être décrites.
Pour achever d'explorer le pays , j 'engagerai
le lecteur à se transporter avec moi sur l'Unna,
où nous prendrons successivement des points
de départ dans toutes les directions longitudi-
nales.
De Novià Banga-JLucka .
L'Unna est un des affluensles plus considéra-
bles de la Save. Après avoir coulé du sud-ouest
au nord-ouest , entre les deux territoires, elle
fait un coude prononcé, prend sa direction vers
le nord-est, et forme pour la Bosnie, une bar-
rière dune défense facile •* cette rivière est navi-
gable dans une partie de son cours.
Novi, situé sur sa rive droite, est un château
de trop peu d'importance relativement à la posi-
tion qu'il occupe. Il garde l'entrée de la vallée
de la Sanna , qu'on peut regarder comme le dé-
bouché principal de Ba^na-Lucka dans celle
direction. Les Autrichiens, commandés par !<■
( 27$ )
prince de Lichteinstein , se rendirent maîtres
de Novi dans la campagne de 1 788.
La route remonte jusqu'à Priedor , celle
vallée, qui est couverte de pâturages entre-
mêlés de bouquets de hêtres , de chênes et de
trembles. Les bois deviennent plus touffus à
mesure qu'ils se rapprochent de la sommité des
versans. La Sanna coule sous leur ombre pro-
tectrice, et permet aux bateaux chargés de la
remonter, mais seulement quelques lieues au-
de là de son embouchure. La vallée s'évase
beaucoup à six heures de Novi, et forme un
beau bassin où la Sanna dessine de nombreuses
sinuosités. Priedor , résidence d'un aga , est
situé sur une eminence dans cet évasemenl. Il
occupe sans utilité, vu son peu d'importance,
une position , qui mériterait rétablissement
d'une place plus influente, et même où l'on
pourrait asseoir avec avantage un camp re-
tranché.
Deux heures au-delà de cette petite lbrie-
resse on passe dans le bourg et sous le feu du
château de K^osarak. Son tracé présente un
rectangle, avec tours en forme de basiions aux
angles, le tout précédé d'un fossé étroit, qui
pèche par le défaut de profondeur, (le poste
( *?6)
militaire, fort mal entretenu, a encore l'incon-
vénient d'être dominé.
On quitte la Sanna pour remonter une vallée
latérale qui conduit au point de partage des
eaux de l'Unna et de la Verbatz. De là on gagne
insensiblement le bassin où coule la seconde ,
sur les bords de laquelle Bagna - Lucka est
située. De Novi à cette ville on compte dix-huit
heures. Le pays conserve l'aspect qu'il affecte
sur les rives de l'Unna et de son affluent. Par-
tout il est mameloné , entrecoupé de hauteurs
généralement accessibles et boisées ; dans toutes
les directions on voit arriver des eaux fraîches
et limpides , qui arrosent les vallées ouvertes
que ces hauteurs dessinent.
De Novi on peut encore se rendre à Maïdan,
bourg situé sur un des affluens de la Sanna , et
qui compte à peu près 700 habitans , tous mu-
sulmans. C'est dans ce canton qu'existent les
mines de fer, dont il a été parlé comme très-
riches. Le pays qu'on traverse pour y arriver est
fort couvert. Çà et là il offre des traces de culture
dans le fond des vallées. 11 devient moins boisé
à mesure qu'on se rapproche du bassin de la
Sanna, dans lequel on débouche, après quelques
heures d'une marche pénible, ei qu'on remonte
( 277 )
pour gagner Sanskmiotz, petite ville habitée par
des Turcs. Ici et sur le territoire de Maïdan , les
campagnes sont en plein rapport. Ce spectacle
continue à reposer agréablement la vue sur les
bords de la Sanna , qui sont parsemés de métai-
ries et de petits hameaux , où le propriétaire
habite entouré de ses colons. De Sanskimotz on
poursuit sa roule sur la rive droite de la Sanna
jusqu'à Kamisaka , où la vallée est réduite à une
gorge très-étroite.
Pour aller à Taïtza sur la Verbatz on franchit
la berge gauche ; on passe successivement au
bourg de Sitnilza, à la petite ville deVacup,
qui peut avoir deux mille âmes de population ,
et 1 on arrive à Taïtza après une marche de
vingt-neuf heures.
Cette ville était la résidence royale avant la
conquête. Elle est située au confluent de la
Plieva et de la Verbatz. Sa population, toute
musulmane, est de trois mille âmes. Elle est
ceinte dune muraille et munie d'un fort, qui
ferait indubitablement une longue résistance.
Le lit de la Verbatz est très-resserré à Taïtza »
On la passe sur un pont de pierre. La Plieva ,
qui est un de ses affluens les plus considérables ,
prend sa source au-dessous du plateau de Ku-
(2?8 )
pris. Taïlza forme un nœud de roules , qui
communique avec Bagna-Lucka , Traunik ,
Biach et l'Erzégovine.
Biach est considérée comme la capitale de la
Croatie-Turque. On la trouve sur la frontière
du régiment de Godspitcli , un peu au-dessous
du coude que forme l'Unna. Cette petite ville
a servi d'exil à Ualtaban , célèbre vézir qui vi-
vait sous le règne de Mustapha 11. Disgracié el
victime de l'intrigue , il passait ses jours dans
l'oubli , lorsque la victoire de Zenta amena les
Impériaux jusqu'en Bosnie. Daltaban, témoin do
leurs progrès , ne prend des ordres que de son
courage. Il se met à la tète des Bosniaques , à
qui il ne fallait qu'un chef; il marche à l'ennemi,
le bat dans toutes les rencontres , et le rejette
sur la rive gauche de la Save. Cette belle con-
duite le ramena sur la roule des honneurs ,* mais
il est rare chez les Ottomans qu'elle ne conduise
pas à une brillante calasirophe ; et la fin tragi-
que du grand-vezir Daltaban n'offre qu'un exem-
ple de plus de cette triste vérité que l'histoire
des sultans confirme à chaque page.
I)( Dltblëtza à Jia^na-Lucha.
Dubietza, située à quelques lieues <!<' I nu-
( 279 )
bouchure de l'Unna, est un autre point de sur-
veillanee du cours de cette rivière. Le fort est
construit partie en maçonnerie , partie en ma-
nière de palanque, c'est-à-dire avec des pièces
de bois debout. Celte misérable fortification à
laquelle on ferait encore trop d'bonneur en lui
accordant le nom de bicoque , dans la campagne
de 1788, a donné aux Autrichiens, par une ré-
sistance de plusieurs mois, la mesure de l'opi-
niâtreté des Turcs et de leur valeur indom table,
pour peu qu'ils aient devant eux une ombre de
retranchement. Celte guerre doit rappeler aussi
à leurs voisins , qu ils ne sont rien moins qu'à
mépriser en rase campagne.
La route rejoint à Kosarak celle qui part de
Novi. Elle rencontre plusieurs accidens de ter-
rain dans la traversée des différentes vallées qui
s'offrent sur son passage, pour arriver dans le
bassin de la Sanna. Toujours des pâturages ,
des bois disposés le plus souvent en taillis, el
quelque peu de culture ; çâ et là des hameaux
habités généralement par des catholiques.
Dubielza communique encore , d une part
avec Novi , par un chemin qui suit la rive droite
de l'Unna et se prolonge jusqu'à Biach; du côté
opposé, avec Gradiska sur la Save. Cet autre
( 28o )
poste militaire , très-important par sa position ,
mais trop faiblement constitué , fournit lui-
même une grande communication pour gagner
Bagna-Lucka par la rive gauche de la Verbalz.
Le pays que celte communication parcourt est
généralement beau et mieux cultivé que celui
décrit antérieurement: cela revient à dire qu il
est plus peuplé.
De Çostanitza à la Mitrovitza.
Je vais décrire la route que l'ambassade ex-
traordinaire de 1812 a suivie pour se rendre à
Consiantinople. Chemin faisant nous continue-
rons nos excursions latérales , pour compléter
les notions que je voudrais faire acquérir sur
une contrée; presque inconnue. Monsieur le
lieutenant-général Andreossy était le chef de
cette ambassade à laquelle furent attachés des
officiers du génie et de l'artillerie. Une mission
aussi difficile exigeait à la fois les talens de l'of-
ficier général et du diplomate, puisqu'il fallait
diriger en mêm ■ temps la politique du ca-
binet ottoman et son plan de campagne, dans
la supposition qu'il eûi continué la grierre,
comme tout portait à l'espérer. Mais la pais
<;i;iit déjà signée lorsque I ambassadeur arriva a
( a8i )
Constantinople. Il fut arrêté près d'un mois à
Laybak, par un calcul aussi faux que celui qui
tenait en suspens les opérations militaires, lors-
que de leur côté les Anglais négociaient près
de la Porte, pour le compte de la Russie.
Ce double retard si intempestif fit manquer
le but de la mission diplomatique. Cependant
celui à qui elle était confiée , habitué à traiter
de grands intérêts et à les considérer sous plu-
sieurs faces, trouva moyen encore de la rendre
fructueuse , en dépit des fautes de son gouver-
nement, et des désastres qui en furent la consé-
quence. D'abord il sut faire respecter le nom
français à cette époque malheureuse où l'ambi-
tion, luttant en désespérée contre les arrêts im-
prescriptibles du son, semblait vouloir s'ense-
velir sous les ruines de notre belle patrie, et
attirait sur elle l'adversité qui traîne presque
toujours à sa suite le mépr.s, ou du moins qui
tend à déconsidérer aux yeux de la faible hu-
manité. Les sciences lui doivent aussi de la re-
connaissance pour les matériaux «précieux qu'il
a recueillis sur les rives du Bosphore. C'était
sûrement la première fois qu'une ambassade
française prenait sa route à travers la Bosnie,
( 282 )
Le mie-mandar avait fait dresser ses tentes
sur la rive droite de l'Unna , en face de Cos-
tanilza (i). Lorsque l'ambassade fut arrivée à
cette ville frontière , l'envoyé ottoman monta
à cheval avec sa suite , et vint faire à l'ambas-
sadeur la visite d'étiquette. Quelques heures
après elle lui fut rendue avec le même apparat.
Il nous reçut sous sa tente ; le café et les sor-
bets nous furent présentés. Dans cette première
entrevue , le cérémonial oriental et sa teinte
antique, mis en opposition avec la civilité eu-
ropéenne , nécessairement devaient fournir à
l'observateur une foule de remarques curieuses
(i) Le mie-mandar est un envoyé du grand seigneur. Ses
fonctions consistent à aller recevoir sur la frontière l'ambas-
sadeur annoncé, à le guider jusqu'aux portes de la capitale,
à exercer envers lui , au nom de Sa Hautesse , les devoirs de
l'hospitalité pendant toute sa route. En conséquence , les
moyens de transport, la nourriture , le logement, sont fournis
à l'envoyé el à sa suite, quelque nombreuse qu'elle soit, sans
la plus légère rétribution. 11 est vrai que les cadeaux qu'il
distribue sur son chemin . à tons les pachas, à tous les offi-
ciers militaires qui le reçoivent, joints an\ lukti biches qu'il
fait compter à leurs gens, acquittent en partie la dette; mais
la coût unie n'est pas moins noble . généreuse . digne enfin des
nations les plus avancées dans la civilisation; elle est d'ail-
leurs d'autant plus attachante qu'elle ramène le souvenir des
siècles les plu s rei ulés,
( s83 )
et d'émotion d'un genre particulier. La difïé-
renee qu'il retrouvait encore dans le costume,
le langage , la physionomie , enfin dans tout ce
qui constitue l'être moral et physique , ache-
vait de le confirmer dans l'idée qu'il allait entrer
dans un monde nouveau.
Le lendemain , après avoir passé l'LJnna sur
le pont de bois qui traverse cette rivière , nous
montâmes , les hommes à cheval , les dames
en litières couvertes , et nous prîmes la route
de Bagna-Lucka (1). On compte neuf heures de
Costanitza à Butzovatz , qui fut notre premier
gîte. Le pays a la même physionomie que dans
le bassin delà Sanna. Ou remarque de la culture
dans les vallées , des habitations sur le pen-
chant des coteaux , surtout jusqu'à Ghebovalz.
Parvenue à ce village la caravane fît halte ,
sous des ombrages , au bord d'un clair ruis-
seau , et nous vîmes arriver un déjeuner abon-
dant composé de laitage , de pilauw , de vin
blanc , de moutons et de volailles rôties. Le
(1) Le pacha de Bosnie avait Fait la galanterie d'envoyer les
litières des dames de son harem. Ces litières sont matelassées
à l'intérieur, couvertes en drap rouge, et portées par deux
mules; pour la forme elles se rapprochent de la caisse de nos
voitures les plus antiques.
( 284 )
pins souvent, pendant ce trajet de 55o lieues,
c'est ainsi que nous prenions le repas du malin.
On e'tair. alors dans la plus belle saison de
l'année.
Jusqu'à Ghebovatz le chemin est presque
carrossable , mais les difficultés commencent
lorsqu'il s'agit de passer dans le bassin de la
Sauna. Après avoir atteint la sommité du contre-
fort nous nous trouvâmes sur un vaste plateau
qui domine la plaine de Priedor. De ce point
culminant on peut mesurer de l'œil ce beau
champ de bataille , qui a pour le moins deux
lieues en largeur ; apprécier les ressources et
la richesse d'un territoire , où l'on remarque
fréquemment des traces de culture , et qui
abonde surtout en pâturages excellens.
Bulzovalz est un hameau habité par des chré-
tiens , et situé sur une espèce de promontoire.
Les lentes lurent dressées près do habitations.
Les Turcs étalèrent leurs tapis sur le gazon ,
firent du café , et chargèrent leurs pipes en
attendanl le repas du .soir.
De Bulzovalz à Bagna-Lucka 3 treize heures
démarche. La route descend dans la plaine de
Priedor , laisse la forteresse sur sa droite, et
va rejoindre !<• chemin de Novi par K.osarak.
( 285 )
On arrive après sept heures à Ivansko, village
habité par des catholiques , et près duquel est
un couvent de franciscains. On quitte à cet en-
droit le bassin de l'Unna pour passer dans celui
de la Verbatz. Ce point de partage, qui com-
mande les deux vallées , offre une belle posi-
tion défensive. Le terrain devient schisteux ; il
est arrosé par un grand nombre de petits cours
d'eau, bordés de bouquets de chênes, de bou-
leaux et de hêtres, parmi lesquels on démêle
quelques ormes et des frênes.
A partir d'Ivansko le chemin suit une vallée,
étroite d'abord , et qui se prêterait très-bien à
une défense pied à pied , au moyen des posi-
tions multipliées auxquelles le passage est sub-
ordonné. Le sol , naturellement aquatique ,
dans les temps pluvieux concourrait encore à
entraver la marche d'une armée.
La vallée de la Verbatz , où la route dé-
bouche , présente à Bagna-Lucka une largeur
moyenne de deux mille toises. Elle est fertile
et généralement cultivée. Envisagée sous le rap-
port militaire , elle offre une seconde base de
défense excellente, à laquelle Bagna-Lucka et
Taïtza donnent une forte consistance. Mais pour
La Bosme 1 8
( 286 )
compléter le système , il faudrait qu'elfe lut
gardée au point confluent de la Verbalz et de
la Save. Ce qui conlribue encore à sa propriété
défensive , que nous avons déjà fait ressortir ,
c'esi le commandement que la rive droite prend
sur l'autre. Dans les crues cette rivière pourrait
porter bateau jusqu'à Bagna-Lueka où elle a
trente-cinq toises de largeur ; en tous cas il
serait facile de la rendre navigable.
Bagna-Lucka est à sept heures d'ivansko et
à vingt-deux heures deCoslanitza. Elle possède
six à sept mille habitans tous musulmans. Son
château commande le cours de la rivière , et
reçoit à son tour une excellente protection de
celte barrière défensive. Malgré son importance
il est dans un aussi triste état que ceux qui ,
jusqu'ici , se sont offerts à nos yeux ; mais il
compte avec raison sur le courage de ses défen-
seurs. Par sa position, ses ressources, el comme
nœud de routes, !>;igna-Lueku doit s'attirer de
suite l'attention d'une armée offensive : dans
toutes les guerres entre les Turcs et les Impé-
riaux elle a constamment été le premier objec--
lif que la conquête s'est proposé. Mais' aussi
souvent que les tentatives se sont dirigées surce
poim militaire, elles y uni rencontré une forte
( 287 )
résistance. Les avantages dont il est doué sont
trop visibles en effet pour échapper à l'esprit
le moins clairvoyant. Cette place est indiquée
par la nature au corps chassé des bords de
l'Unna forcé dans les positions successives qu'on
trouve en arrière, et qui se verrait contraint de
mettre la Verbatz entre l'ennemi et lui. En
17 57 les Autrichiens , commandés par le prince
deSaxe-Hildebourg, assiégèrent Bagna-Lucka :
l'armée ottomane vint les chercher jusque dans
leurs relranchemens qu'elle força, et la déroute
fut complète.
Tous les notables de Bagna-Lucka ,■ montés
sur des chevaux de race richement capara-
çonnés , vinrent recevoir l'ambassadeur à une
lieue de leur ville, où nous fîmes notre entrée ,
escortés de ce brillant cortège. On nous logea
chez l'habitant le plus considérable. 11 a été
parlé déjà de l'accueil patriarcal que nous trou-
vâmes chez cet estimable musulman. Les esprits
en général étaient fort préoccupés des événe-
mens qui allaient se passer dans le Nord. On
démêlait sur les visages un grand fonds d'estime,
de l'allèction même pour la nation française ;
mais aussi la défiance se mêlait à ces senlimens
de première origine , aussitôt (pion venait à
( ^88 )
prononcer le nom d'un homme qui réservait ses
alliés pour les atteler à son char , après les avoir
employés à vaincre ses ennemis. Le pacha de-
mandait de nouveaux contingens pour remplir
les cadres de l'armée du Danuhe. Il n'était ohéi
qu'avec répugnance , car les mauvais succès
de la guerre avaient jeté le découragement
dans tous les cœurs. La nation, harassée sous le
poids des règnes malheureux de Selim et de
Mustapha , soupirait tout haut pour qu'on la
laissât prendre du repos. Enfin les vœux allaient
au-devant de la paix avec une telle unanimité,
qu'on la promulguait par anticipation.
Bagna-Lucka a été pendant un temps le
chef-lieu du pachalik. Ses mosquées n'ont pas
à beaucoup près l'élégance , la noblesse qui
caractérisent les temples de la capitale; elles sont
même sensiblement inférieures en mérite à ceux
de la Roumélie : celte remarque s'applique à la
Bosnie en général. Cependant les objets ina-
nimés et les individus, soit qu'on les prenne sur
les bords de l'Unna, ou qu'on aille les chercher
en Asie , ont une ressemblance physique ei
morale qui étonne. La différence des climats,
maîtrisée dans ces contrées par les institutions,
demeure sans effet et se présente comme une
( aôg )
exception unique au principe le plus invariable.
Chez celte nation on retrouve un air de famille
jusque dans les habitudes , dans les manières ,
et une disposition également prononcée à lutter
contre les influences étrangères. Enfin les ha-
bitations particulières, à Bagna-Lucka , à Sé-
rajo , à Traunik, sous le rapport des matériaux,
mais surtout relativement au style et à la dis-
tribution, sont presque une répétition de ce
qu'on peut voir en ce genre dans les autres pro-
vinces , sans même en excepter la capitale. La
différence la plus saillante consiste dans les
poêles en briques qui , en Bosnie , font partie
intégrante des maisons , à l'instar de l'Allema-
gne, tandis qu'ailleurs on se contente d'échauffer
les appartenions avec des brasiers comme dans
le midi de l'Italie.
La vallée de la Verbatz abonde en chevaux
qui jouissent de la réputation d'être les meil-
leurs de la province. Elle fournit largement aux
besoins de la vie , et même ses habitans ne con-
somment pas en entier les produits variés qu'ils
récoltent. Cette portion centrale de la Bosnie
offre la population la plus nombreuse ; aussi
les bourgs et les villes y sont-ils plus multipliés
que dans le reste delà province. Ce serait laque
( ?-9() )
Jes opérations militaires exigeraient le plus d'é-
tudes pour être bien combinées , d'autant plus
que les postes retranebés y sont fréquens.
De Bagna-Lucka, on peut se rendre sur
différens points des vallées de la Bosna , de la
Drina et de la Save. Si l'on se dirige au nord ou
à l'est, on rencontre laVerbania, qui débouche
dans la Verbalz , et coule dans un lit très-en-
caissé. Cet affluent fait marcher plusieurs pou-
drières ; plus loin on trouve la grande et la
petite Ukrin a, qui se réunissent pour aller verser
leurs eaux dans la Save. Avant leur jonction la
largeur de ces deux rivières est médiocre
dans la belle saison ; mais en moins de quelques
heures elle peut augmenter de manière à para-
lyser la marche d'un corps qui arriverait avec
l'espoir de passer à gué. L'Ukrina, à son point
confluent , présente une masse d'eau considéra-
ble. Le pays qu'elle traverse est accidenté, mal-
gré le voisinage de la Save , et la distance à la-
quelle il se trouve de la chaîne principale. Le
sapin et le chêne se mêlent dans les bois quigar.
nissent les hauteurs; mais le second domine et
L'au ire devient de plus en plus ra re à mesure qu'on
avance vers le grand récipient ■. Dans les cantons
arrosés par la Verbania h les deux l krina , mi sp
( W )
livre de préférence à l'éducation des troupeaux ,
en sorte que la culture y est moins active que
dans les vallées de la Verbatz , de l'Ursova et
de la Bosna, où d'ailleurs les bras sont plus
multipliés. L'Ursova , dont on trouve le bassin
après avoir franchi son point de partage avec
les eaux de l'Ukrina , est un affluent considé-
rable de la Bosna. La Verbania , les deux Ukrina
et l'Ursova prennent leurs sources dans les
monts Vlasik au nord de Traunik. Dans toute
cette partie le pays est d'autant moins cultivé
qu'on se rapproche davantage de ce massif; on
finit même par ne trouver que des pâturages, et
de loin en loin quelques chélifs hameaux.
On arrive, en remontant une vallée latérale
de l'Ursova à la petite ville de Tessan , qui
compte 1 200 habitans, tous musulmans. Un fort,
assis dans une position inaccessible, protège
le bourg; mais il ne rendrait aucun service à
la défense générale , à raison de son isolement.
Cependant il pourrait être utUisé avec succès,
comme repaire , dans la guerre de détail
Maglay est situé plus avantageusement. Ce
fort, qui n est quTà quelques heures du premier,
interdit le passage dans la vallée de la Bosna.
Le bour^ qui eu dépend peut avoir 700 hahi-
( 292 )
tans. Pour s'y rendre de Bagna - Lucka , il
faut compter trois marches. On prend sa di-
rection sur Perniavor et Tessan , à travers les
contrées que nous venons de disséquer , c'est-
à-dire en franchissant successivemen les contre-
forts de la Verbania , des deux Ukrina , de
l'Ursova , de la Bosna , et de leurs afïluens. De
Maglay on arrive à Brod en descendant , jus-
qu'à Dobor ou Dobay, la vallée de la Bosna ,
qu'on quitte là pour passer dans celle de la Save.
Bagna - Lucka communique avec cette petite
place frontière par un chemin direct tracé d'a-
bord par la Verbatz , ensuite par l'Ukrina.
Ces quartiers ont été le théâtre des exploits
du prince Eugène. Après avoir passé la Save à
Brod , il se rendit maître de Dobor , de Maglay
et de Scepsé ; Sérajo abandonné fut réduit en
cendres; mais l'attaque fut tellement inopinée
qu'elle trouva la défense en défaut partout. D'ail-
leurs cette entreprise se borna à une simple ex-
cursion, et la marche des Impériaux fut sin-
gulièrement contrariée par les seuls obstacles
que lui opposa le pays.
Pour expliquer dans son entier le nœud de
routes que tient Bagna-Lucka, il reste à décrire
les deux communications de relte place avec
(293)
Traunik. La plus facile, mais aussi la plus allon-
gée remonte la Verbatz par sa rive gauche jusqu'à
Taïtza , en passant par le bourg de Vacup. Elle
est très-pittotesque : le plateau de Prodosnitza
procure une vue aussi étendue que variée. La
Plieva, qu'on trouve à Dgiolitza, forme plusieurs
chutes d'eau encadrées dans un paysage dont
tous les accessoires concourent à produire un
grand effet. Au sortir de Taïtza on passe sur la
rive droite de la Verbatz , et l'on remonte aussi-
tôt le vallon resserré oùleVlasik coule. Chemin
faisant , au lieu de continuer à suivre la route
qu'indique ce cours d'eau jusqu'à son point de
partage avec la Karaula qui débouche dans la
vallée de Traunilz , on peut encore abréger
le temps , mais accroître la difficulté, en gra-
vissant le versant gauche, pour arriver par la
sommité des contreforts sur les bords de la
Karaula , où l'on trouve un village du même
nom. Cette route exige trois marches chacune
de huit à neuf heures.
L'autre, qui est celle que nous avons suivie,
ne demande que deux jours, à raison de dix
heures chacun; mais comme elle traverse les
monts Vlasik, qui forment un large paie d'une
grande élévation, entre les bassins de la Ver-
( *9* )
bat? et de La Bosna, elle est très-fatigante , même
dans la belle saison. Après avoir cheminé deux
heures dans une gorge fort resserrée , on gra-
vit péniblement la montagne. Au sommet du
premier degré on trouve un vaste plateau. Le
second degré se présente ensuite. Sa crèle est
le point de partage des eaux de la Verbatz et
de la Bosna, Les flancs de ces monts sont cou-
verts de forets composées de chênes et de hêtres
près de la base ; de sapins et de mélèzes dans la
région supérieure. Les plateaux présentent de
vastes pâturages, qui paraissent abandonnés, à
en juger parla rareté des habitations; enfin il
n'est pas de roule plus solitaire ; dans aucune
contrée il n'est pas de pays dont l'aspect soit,
plus sauvage. 11 n'y aurait qu'une avant-garde
composée uniquement d'infanterie légère, et dé-
barrassée de toute espèce d'attirail , qui pour-
rait s'y risquer.
Vacup, sur lequel on se dirige, et qui se com-
pose d'une quarantaine de maisons , marque, à
quelque différence près, la moitié de la distanre
entre Bagna-Lucka et ïraunick. Au sortir de
ce village ou s'engage dans une épaisse forêt
d'arbres verts. On prend à sa naissance um
vallée étroite ei d'une pente fort raide, qu'3
( 295 )
est prudent même de descendre à pied. On
arrive à son confluent dans une autre où coule
un torrent qui vient de la gauche. Après l'avoir
remonté quelque temps, on gravit la berge
droite- La partie supérieure présente un plateau
spacieux, où l'on découvre enfin un han. Cette-
habitation est la seule qu'on trouve depuis Va-
cup, c'est-à-dire pendant une marche de cinq
heures. La route suit long-temps le plateau,
atteint le versant gauche de la Laskwa, et des-
cend dans cette vallée , dont l'aspect animé
forme contraste avec les vastes solitudes qu'on
vient de traverser. Une fois parvenu sur les
bords de la rivière qui l'arrose, on a rejoint
le chemin commun de Taïtza et de Scopia ;
il ne reste plus qu'à descendre pour gagner
Traunick .
Cette ville, bâtie, partie en amphithéâtre,
partie dans la plaine , est située au confluent
d'un petit cours d'eau et de la Laskwa. Ses de-
hors plantés en arbres fruitiers , cultivés avec
soin et remarquables par leur fertilité , du
moins en Bosnie , forment un coup d oeil très-
agréable; mais rien de plus triste que son inté-
rieur. Les rues sont tortueuses, mal tenues ci
inondées quand le torrenl grossit. A chaque
( s06 )
pas la vue rencontre des cimetières parsemés
de pierres grisâtres, dont l'aridité n'est point
tempérée , comme dans la capitale et la généra-
lité des provinces, par ces ombrages qui éten-
dent un voile mélancolique et répandent une
teinte consolante sur les sépultures des Orien-
taux. Pour achever de peindre Traunick il faut
joindre à ce mélange bizarre de cimetières et
d'habitations, des vergers nombreux, qui sou-
lagent un peu les yeux et ramènent le sourire.
Ces oppositions fréquentes révèlent la pensée,
les mœurs, les habitudes, en deux mots donnent
l'intelligence de ces êtres énigmatiques qui for-
ment une opposition morale si prononcée avec
le reste de l'espèce humaine.
Le château est assis sur la croupe d'un con-
trefort qui sépare les deux ravins. Son tracé
présente un quadrilatère flanqué de tours. Non-
seulement il a, comme tous les forts de la Bos-
nie, le défaut de n'offrir à la défense qu'un
espace très-resserré , mais encore il est do-
miné et d'un accès facile. Le pacha l'a converti
en prison d'Etat : c'est là qu'il renferme les
Bosniaques récalcitrans que sa vengeance peut
atteindre. Quant au palais habité pai ce repré-
( 297 )
sentant du grand seigneur, il n'a pas la moindre
noblesse.
Traunick , sous le rapport de l'extension et
de l'aisance, nécessairement a gagné beaucoup
depuis qu'il est devenu le siège du gouverne-
ment. Aujourd'hui cette ville , qui n'était qu'un
bourg il y a un demi-siècle , renferme une po-
pulation de sept à huit mille individus, tous
musulmans , excepté quelques familles juives.
Plusieurs grands propriétaires y ont des konaks
( hôtels), qui du reste sont en bois et ne diffè-
rent guère de l'habitation modeste du petit par-
ticulier. Les nombreux villages de son arron-
dissement, peuplés en majorité de chrétiens du
rite latin, sont entourés de campagnes qui pro-
duisent des grains en abondance. Les chevaux
qu'on y élève ont la réputation d'être excellens.
Les pâturages nourrissent encore beaucoup de
bestiaux de la grande et de la petite espèce.
A deux heures de Traunick nous trouvâmes
une députation brillante et nombreuse à la tête de
laquelle était un des principaux officiers du pa-
cha, qui complimenta l'ambassadeur au nom de
son maître. lie chef de la légation monta sur un
cheval de race qu'on lui présenta. Trois chevaux
de main harnachés avec tout le luxe asiatique, le
(?9« )
précédèrent à l'instar des pachas de première
classe. Les notables, les officiers de la maison
du gouverneur groupés autour de lui, don-
naient au cortège un air de pompe vraiment
imposant , que la physionomie originale des
lieux contribuait encore à rendre pittoresque.
INous cheminions au son d'une musique com-
posée d'instrumens criards, qui, pendant toute
la marche, cherchèrent à jouer l'air de Marl-
borouhg sans pouvoir en venir à bout, quelques
efforts qu'ils fissent pour éviter les divagations.
Il était nuit close lorsque nous arrivâmes à
Traunik. Nous fîmes notre entrée aux flambeaux,
précédés d'un grand nombre d'habitans qui se
joignirent au cortège à quelques cents pas de la
ville. Tous les cuisiniers du pacha avaient été
employés à nous préparer un souper à la turque,
qu'on nous servit chez le consul de France.
Après les mets substantiels, tels que des vo-
lailles bouillies ou apprêtées avec du riz, du
mouton au naturel et déguisé de plusieurs ma-
nières, nous vîmes paraître une série innom-
brable de plats couverts de pâtisseries et de
sucreries, où la variété s'était ('puisée tant sous
le rapport des formes que du goût. Les Turcs,
■ le même que tous les Orientaux, se montrent
( *99 )
recherchés en friandises', mais on ne peut les
accuser d'èlre gourmands.
Le lendemain nous montâmes à cheval pour
aller faire notre visite au pacha. 11 reçut l'am-
bassadeur avec une grande distinction. On se
fit de part et d'autre des complimens diploma-
tiques, et l'on se quitta après avoir pris le café
et les confitures ; après avoir reçu, tant sur les
mains que sur les vêtemens , l'aspersion d'eau
de rose, et s'être enivrés de fumigations par-
fumées, conformément à ce qu'ordonne l'éti-
quette orientale. Un nombreux domestique se
partage chez les grands ces différentes fonctions;
mais les lois de l'hospitalité prescrivent au visi-
teur, l'obligation de distribuer des baklchiches
(la bonne main) à tous ceux qui Font approché,
sous le prétexte de lui faire honneur; en sorte
que chaque distinction est un impôt de plus.
Les cadeaux réciproques avaient précédé cette
entrevue : c'est ainsi qu'en usent ceux qui trai-
tent d'égal à égal. Il n'en est pas de même
quand le rang établit une différence; alors c'est
à l'inférieur à faire preuve de générosité; ce-
pendant il s'acquitte aussi avec des fleurs si l'état
de ses facultés ne lui permet pas d'être plus ma-
gnifique .
( 3oo )
Traunick esi le point central des communi-
cations de la Bosnie. Nous avons déjà parcouru
en détail les routes qui conduisent à cette ville,
en partant de l'Erzégovine et de la rive gauche
de la Verbatz. D'autres vont gagner les bords
de la Bosna sur différons points et descendent
avec elle j usqu'à la Save , ou passent sur sa rive
droite pour se rendre dans les vallées de la
Sprelza et de la Drina. Celle qui va chercher la
première de ces rivières, conduit successivement
à Vranduk, Scepsé et Maglay. Vranduk, à cinq
heures de Traunick, est un hameau avec châ-
teau fort situé sur un rocher escarpé qui do-
mine le cours de la Bosna. Le pays qu'on tra-
verse pour y arriver est peuplé , bien cultivé ,
et produit principalement des grains.
La Bosna reçoit un grand nombre d'affluens
parmi lesquels les plus considérables sont la
Laskwa et l'Ursova qui arrivent par sa gauche;
la Migliaska, la Dobroviiza et la Spretza qui
débouchent sur sa rive droite. Tous ces cours
d'eaux prennent leurs sources dans les larges
contreforts qui couvrent d'aspérités l'espace com-
pris entre les grands bassins. La Bosna dessine
une courbe à peu près parallèle à celle de la
Verbalzj elle est navigable jusqu'à Scepsé. Ses
( Soi )
bords et les vallées latérales , annoncent par" là
culture qu'on y remarque presque partout, le
caractère laborieux de ceux qui les habitent*
C est la partie la plus riche de la province.
De Vranduk pour gagner Scepsé on descend
la Bosna sur sa rive gauche. Les versans sont
couverts de forêts à leur sommité. La vallée est
resserrée pendant une partie de son cours ; mais
elle commence à s'évaser au-dessus de Scepsé*
et présente alors dans son entier ce coup d'œil
satisfaisant dont je viens de faire l'éloge. Scepsé
est le chef-lieu d'un arrondissement considé-
rable; les chrétiens du rit latin y sont en ma-
jorité. Le bourg, entouré de hameaux répan-
dus sur les deux rives , est protégé par un
petit fort carré qui intercepte le passage. Au-
dessous de Scepsé le cours de la Bosna est sur-
veillé par les châteaux de Maglay, de Dobay et
de Padriovick, qui embarrasseraient beaucoup
une armée envahissante, s'ils étaient renforcés
par des camps retranchés de deux à trois mille
hommes, c'est-à-dire capables d'exercer leur
influence dans un rayon de plusieurs lieues ,
comme pourrait le faire une place d'une cer-
taine importance. Le canton de Scepsé produit
une grande quantité d'orge.
La Bosnie. iq
( 302 )
On continue à descendre la vallée , soit qu'on
veuille se rendre à Maglay, soit qu'on ait l'in-
tention de passer dans le bassin de la Spretza,
Si l'on donne la préférence à cette direction, on
traverse la Bosna au-dessus de Maglay; on
parcourt le plateau commun de cette rivière et
de la Spretza. Il est médiocrement élevé, par-
semé de terres en labour , d'autres en nature de
bois, et passablement peuplé. La vallée de la
Spretza, où l'on parvient après quelques heures
de marche, est ouverte, et annonce une culture
très-soignée. Elle reçoit plusieurs afïluens. En
la remontant on arrive à Tusla, petite ville fer-
mée par une enceinte en bois, et habitée par
des chrétiens. Il faut compter quinze heures
depuis le bac où l'on passe la Bosna jusqu'à
cette station. Le pays continue d'offrir, à des
distances très-rapprochées, des hameaux entou-
rés de beaux vergers , des pâturages et des terres
ensemencées qui produisent du froment, de
l'orge et du maïs : les parties supérieures sont
couronnées de bois. Parvenu à Tusta, on n'est
plus qu'à dix ou douze heures de Swornick.
Pour se rendre sur la Save, on peut prendre
direclement à travers le plateau compris entre
cette rivière , la Bosna, la SpreUa ei la Drin;».
( 3o3 )
Lipaik indique à peu près son point culminant.
De Traunik à Sérajo on compte seize heures.
La route longe la Laskwa dont les berges sont
très-rapprochées et fort raides à Traunik. Ce
défilé peut avoir trois quarts d'heure de long.
On trouve à sa sortie un pont de pierre et un
bassin spacieux, qui est le rendez-vous de plu-
sieurs afïluens de la Laskwa. Sur le revers des
hauteurs qui l'encadrent et dans la plaine même,
on découvre çà et là de gros villages parmi les-
quels Vitès tient le premier rang. Au-delà de
cette halte se présente un pont en bois dont on
profite pour passer sur la rive droite du cours
d'eau. Un peu plus loin on laisse la vallée con-
tinuer sa route vers la Bosna , et l'on atteint le
sommet de la berge droite à travers les bois de
chênes , de hêtres et de trembles, qui la garnis-
sent.
Le bassin qu'on vient de traverser offre à
une armée défensive une position d'autant plus
belle pour battre l'ennemi en détail , à la sortie
du défilé, que cette même armée a derrière elle
le plateau où nous sommes parvenus. Elle y
trouverait une position formidable qui barre le
passage, et ne peut être tournée. D'ailleurs le
défilé de Traunick se défend de lui-même pour
( 3o4)
ainsi dire, et mettrait l'offensive dans une si-
tuation critique ; car, en supposant encore que
l'ennemi réussisse à le passer, jamais il ne son-
gera à descendre avec la Laskwa dans la vallée
de la Bosna, puisqu'il laisserait l'adversaire sur
ses derrières : il faut donc indispensablement
qu'il l'attaque de front.
On gagne, en parcourant un pays très- varié,
la vallée de la Kosilza où Budzovatz est situé.
On le trouve à l'entrée d'une espèce de cul-de-
sac arrosé par un cours d'eau assez considérable.
Cette bourgade compte à peu près 800 habi-
tans, tous mnsulmans ; elle est à cinq heures de
Traunik.
Arrivé là, on peut choisir entre deux routes
pour se rendre à Sérajo. La plus directe passe
au han de Javatz qu'on trouve quatre heures
plus loin que Budzovatz. Elle descend la vallée
de la Kositza, et va déboucher par les sommi-
tés, dans celle où la Fognitza coule. Ce cours
d'eau principal en reçoit plusieurs autres et se
rend dans la Bosna à Visoka. En le remontant,
on parvient à une petite ville du même nom,
et l'on voit plusieurs fourneaux de forges,
qu'alimentent les mines dont il a été parlé. Ces
cantons ont une population considérable , com-
( 3o5 )
posée en partie de catholiques. On découvre
des villages et des hameaux tout autour de soi ;
mais il ne s'en présente aucun sur la route. Le
pays est fort varié ; les vallées et leurs versans
sont généralement cultivés; les sommités offrent
des bois et des pâturages. Les eaux minérales ,
comprises dans l'énumération des richesses de
la province, ont leurs sources dans un petit val-
lon où coule la Lipenitza.
On quitte ces cantons privilégiés pour gravir
et traverser le contrefort commun de la Fo-
gnitza et de la Bosna. Le pays qu'on parcourt
est plus couvert, plus fortement accidenté que
celui qu'on laisse derrière soi; cependant les
villages continuent à se montrer çà et là sur les
deux côtés du chemin. Pour descendre dans le
bassin de la Bosna, on suit un torrent qui va se
jeter dans cette rivière près d'un pont de pierre
sur lequel la route passe. Parvenu là , il ne reste
plus que trois heures de marche jusqu'à Sérajo.
On trouve les sources de la Bosna à une petite
distance du pont. Elles sont tellement abon-
dantes que la rivière cesse d'être guéable très-
près de sa naissance.
On laisse la Bosna et l'on remonte la Mi-
gliaska, citée déjà comme un de ses principaux
( 5o6 )
tributaires. Depuis son embouchure jusqu'à
Se'rajo , cet affluent coule dans un bassin très-
évasé, dont les berges, fortement prononcées,
sont généralement nues , et fournissent des
cours d'eaux qui rendent le sol marécageux
au lieu de le féconder. Une petite partie de ce
bassin est en culture ; tout le reste est aban-
donné aux bestiaux. Le climat contrarie peut-
être aussi les tentatives de l'agriculture ; car en
Bosnie la récolte n'arrive pas toujours à ma-
turité, du moins dans les cantons voisins de la
chaîne , où. la neige couvre plutôt la terre que
dans les parties inférieures : d'un autre côté ,
ils sont plus en prise à cette humidité que
les forêts engendrent et entretiennent. On est
guidé par la Migliaska jusqu'à Sérajo. Elle peut
avoir vingt-cinq à trente toises de largeur
moyenne dans cette partie extrême de son
cours. La Géliéznitza est son principal affluenl .
Des ponts de pierre facilitent le passage des
nombreux torrens qui croisent la route.
La seconde communication qui conduit de
Butzovatz à Sérajo, prend sa direction sur Y i-
soka, c'est-à-dire qu'elle va gagner les bords
de la Bosna plus bas que le point où nous l'avons
passée en premier lieu. La route? tracée pendant
( 5o7 )
quelques lieues dans la vallée de la Korhza ,
atteint ensuite les sommités, en serpentant sur
leurs revers à travers des bois entre-coupés de
clairières. Une fois parvenu sur le plateau, on
découvre à sa droite le bassin de la Bosna>
qui dans cette partie est ouvert, garni d'ha-
bitations et généralement cultivé. Plus bas il
forme un coude à l'est en se resserrant, et la
rivière devient de plus en plus encaissée. Ce
point de vue est très-imposant; le tableau
animé qu'il présente forme contraste avec le
pays agreste qu'on a traversé. La route prend à
sa naissance, un vallon qui court vers le sud-est.
Elle s'engage dans un bois très-fourré , et passe
près d'un hameau. Radovitza s'offre à son dé-
bouché dans le bassin de la Bosna , qu'on re-
monte jusqu'à Visoka. La population de cette
petite ville peut être évaluée à 2000 musul-
mans.
Notre hôte de Visoka nous reçut avec une
urbanité noble et franche. Son jeune fils , en-
core dans l'âge de l'enfance , lui tenait compa-
gnie: il nous le présenta comme si déjà ce petit
être eût revêtu la robe virile , et le regardait
avec cet air de complaisance qui indique à
l'étranger le sur moyen de se rendre agréable
( 5o8 )
au. maître de la maison. En observant les Otto«
mans, souvent j'ai trouvé à répéter cette re-
marque, qui fait honneur à leur cœur, et
justifie ce qu'il m'est déjà arrivé de dire en
parlant de leurs inclinations.
Visolca, comme tous les bourgs, comme
toutes les villes de la Turquie , a cet air cham-
pêtre qui charme et séduit d'autant plus faci-
lement, qu'il est l'annonce de la pureté des
mœurs, et qu'il rappelle ce premier âge du
monde, où le bonheur sans nuage habitait,
dit-on, parmi les humains. Les arbres frui-
tiers entourent la modeste demeure de chaque
famille; les eaux courantes arrosent les rues,
et contribuent encore à entretenir la fraî-
cheur; chaque ombrage recèle une multitude
d'oiseaux, qui font entendre les accens du
contentement : jamais leurs concerts ne sont
interrompus par le plomb meurtrier.
Le silence et le calme parfait caractérisent
ces lieux : ceux qui les habitent forment un
contraste marqué avec nos villageois bruyans.
Bacchus et ses joyeux transports ne sont point
admis dans leurs réunions taciturnes; et si deux
musulmans se convient, c'est pour savourer le
café de PYémen ; pour mêler son arum aux
(3o9 )
parfums du tabac et de l'aloès. Le Turc se
lève avec le jour et se couche au crépuscule.
Le ramazan et le bayram sont les seules épo-
ques de l'année où il déroge à cette coutume
conservatrice des moeurs et de la santé ; alors
il prend une gaîté d'emprunt, qu'il dépose
pour retourner à sa manière d'être habi-
tuelle, aussitôt que le cours ordinaire de la vie
est revenu. Les villages grecs , où l'oppres-
sion n'est pas en sentinelle, sont bien plus
animés. On conduit la charrue en chantant ;
les jours de fête la jeunesse des deux sexes se
réunit sous le platane du hameau pour danser
la romeca. Le musulman , malgré son carac-
tère dominateur, a le bon esprit de sentir
que cette nation a besoin de rire, et que le
moyen le plus sûr de provoquer chez elle
les soulèvemens, serait de comprimer son en-
jouement naturel. Dans la Roumélie le Grec
prend librement son essor à l'époque des
moissons ; à Constantinople c'est plus particu-
lièrement dans la semaine de Pâques qu'il jouit
d'une licence plénière ; mais , partout où il ha-
bite , le premier de mai est célébré comme la
fête du printemps. Le musulman , au contraire,
par caractère et par principes mène une vie
( 310 )
contemplative. Il s'entoure avec intention des
objets ]es plus propres à nourrir la mélancolie;
et sa dernière demeure touche immédiatement
à la frêle habitation que ses mains ont élevée
pour le séjour rapide qu'il s'attend à faire sur
cette terre. La répétition constante d'un aver-
tissement aussi éloquent et persuasif l'habitue
machinalement à vivre beaucoup dans les ré-
gions élhérées,et à se concentrer en lui-même :
de cette prédilection résulte que les monumens
qu'on rencontre avec le plus de fréquence, aux
approches et à l'intérieur des villes ou des ha-
meaux, sont des monumens funèbres.
Pour se rendre de Visoka à Sérajo on passe
sur un pont de bois la Bosna qu'on remonte
ensuite sur sa rive droite. La vallée se resserre
au-dessus de Visoka , et finit même par ne
plus laisser à la rivière qu'un lit encaissé. La
roule s entretient à mi-côte; à chaque pas elle
rencontre des positions très-propres à inter-
cepter le passage. Un han s'offre à mi-chemin;
ça et là on découvre encore d'autres habita-
lions, mais elles se présentent de préférence
sur la rive gauche , qui cerne de moins près la
Bosna. Après avoir cheminé ainsi pendant quel-
ques heures, on s'engage dans une vallée Sf-
(511 )
fluente, et l'on atteint le point de partage de
ce cours d'eau avec la Migliaska. La montée est
fort raide ; le col s'annonce flanqué de deux
mamelons qui semblent placés là pour en in-
terdire l'entrée. A sa sortie on découvre la
Migliaska qui s'échappe au nord-ouest, et Sé-
rajo où l'on arrive après une marche de six
heures : en tout dix-sept heures depuis Trau-
nick.
Sérajo se développe dans la plaine et sur la
croupe des hauteurs, à l'entrée de la gorge
d'où la Migliaska s'échappe. Il présente un
riche amphithéâtre , où les ombrages forment
avec les fabriques , avec les minerais, une com-
position pittoresque des plus heureuses. La vaste
prairie qui s'offre en avant-scène, et dans laquelle
les eaux affluent de toutes parts; les hauteurs
qui encadrent ce bassin spacieux , et contri-
buent puissamment à l'orner par la variété des
aspects, complètent un tableau dont l'ordon-
nance est marquée au coin du grandiose.
La ville est défendue par un château spa-
cieux , qui est tout à la fois pour elle une ci-
tadelle redoutable et un réduit protecteur. Celle
fortification, entretenue avec soin, domine la
plaine , qu'elle voil d'enfilade , et commande
( 3l2 )
;t l.i vallée de Migliaska où la route s'engage.
Elle se compose d'une enceinte quadrangu-
laire assise sur une espèce de promontoire.
Les murs latéraux , d'une pari atteignent le
plateau , de manière à n'avoir rien à redouter
de son commandement; de l'autre ils se ratta-
chent à un réduit , tracé en carré avec des tours
aux angles, et qui ferme l'enceinte du côté en
regard avec la ville : le côté opposé, c'est-à-dire,
celui qui l'ait face au plateau, est aussi flanqué
de tours. Al'intérieur il existe dincrens bâlimens
à l'usage de la garnison qui est fournie par le
corps des janissaires. Cette position, défendue
vaillamment, comme elle le serait par la popu-
lation, pourrait devenir une pierre d'achoppe-
ment d'autant plus désespérante qu'on ne pos-
sède point la Bosnie si l'on n'a pas Sérajo ; et
d'un autre côté , qu'il y aurait témérité manifeste
à laisser derrière soi une capitale qui à elle
seule mettrait en campagne une petite armée.
Le prince Eugène , lorsqu'il fit une pointe jus-
qu'à Sérajo, en remontant la vallée de la Bosna ,
renonça à se rendre maître du château. Les ha-
bitans , surpris par cette apparition inattendue ,
abandonnèrent la ville pour se retirer dans ce
réduit, où ils firent une telle contenance que
le vainqueui <l< Zenta . qui n avaii aucun poinl
d'appui , et courait ]<•«, risques d être coupé dans
sa retraite . jugea prudent de revenir sur ses pas
jusqu'à l.i Save <pi il repassa.
La Migliaska parcourt la ville basse dans
toute sa longueur. De distance en distance des
ponts en pierre établissent la relation entre les
deux rives. Sérajo a plusieurs mosquées d'une
construction élégante. Sonbesestinet ses tchiar-
tcbis L'emportent de beaucoup sur tous ceux
.|u on a \ us jusqu ici. I ies édifices particuliers,
blanchis à l'extérieur, ont aussi un air de propreté
et de fraîcheur qui distingue cette ville. Sa popu-
lation s'élève à6o,o<»n anus environ. Les Turcs
en forment plus «1rs deui tiers. Le reste est par-
tagé entre les chrétiens des deux rites et les Juifs.
On y compte près de 10,000 janissaires. Son
contingent, dans l,t dernière guerre, avait été
fixé à 1 î,ooo hommes, son territoire compris.
C'est le lieu de résidence de la plupart des
autorités de la province. Il en résulte que ces
mêmes autorités, prises d'ordinaire parmi les
habitans, rassemblent une masse considérable
de fiefs, et contribuent encore à rendre puis-
sante une ville où la classe des grands proprié-
taires est nombreuse. Sous le rapport politique
( 5i4 )
son crédit est tel que la Porte a consenti forcé-
ment à la débarrasser de la vue incommode
du paclia. Peut être aussi le gouvernement n'est-
il pas lâché , selon sa tactique habituelle, d'en-
tretenir une rivalité qui prévient les empiéte-
mens et conserve ses droits.
Sérajo est avantageusement située pour le
commerce. Elle noue les relations de la Tur-
quie avec la Dalmatie , la Croatie et le midi de
l'Allemagne. Ce sont principalement les Juifs
qui recueillent les profils des spéculations en
grand ; le commerce de détail se partage entre
les individus des trois religions. Celte ville cap-
tivera toujours l'attention d'un général chargé
de la conquête de la Bosnie, tant à raison de sa
position centrale et des ressources qu'elle offre,
que de l'influence dont jouit dans la province
sa nombreuse population.
De Sérajo on peut se rendre (Jnnsla vallée de
la Sprclza, et gagner sur plusieurs points le
bassin de la Drina. Nous avons vu aussi que
celle ville a une communication particulière
avec Herzégovine. La route de la Sprelza atteint
cette vallée dans sa partie supérieure, et se pro-
longe jusqu'à Swornik. Elle gravit les hauteurs
de la rive droite de laMigliaska en contournant
( Si5)
Sérajo, et prend sa direction vers le nord- ouest «
La contrée où elle s'engage, est découpée par
des ravins profonds, et couverte de forêts super-
bes où le chêne domine. Les habitations ne s'y
montrent qu'à de grandes distances les unes
des autres.
On rencontre la Dobrovitza qui va chercher
la Bosna , et sur laquelle est un village du même
nom. Plus loin on trouve la bourgade de Kladun
située sur un affluent de la Spretza. Le pays
jusque là est d'un accès fort difficile; on peut
dire même qu'il donne une idée de ce que
devait être la nature avant que la main de
l'homme eût louché à ses œuvres. Cet état pri-
mordial s'efface ensuite peu à peu, et disparaît
entièrement si l'on gagne les bords de la Spretza
près de Tusta. Il se soutient avec plus d'opiniâ-
treté depuis Kladun à Swornik , qui est à trente
ou trente-deux heures de Sérajo.
Tchélebi-bazar communique avec cette capi-
tale par Guerude sur la Drina, mais plus di-
rectement à travers les montagnes. Le pays
qu'on parcourt jusqu'à destination, est aussi
agreste que celui qu'on vient d'esquisser ; des
bois, des accidens de terrain fortement exprimés;
presque pas d'habitations, aussi peu de culture,
( 3.6 )
lel est le tableau ébauché à grands traits, qu'on
a constamment sous les yeux. On rejoint la route
de Visoka à Tchélébi-bazar où l'on arrive après
treize heures d'une marche des plus laborieuses.
Cette bourgade est au confluent de deux cours
d'eau qui vont se jeter dans la Drina. Sa popula-
tion ne s'élève guère qu'à un millier d'individus.
De Sérajo à Guerude on compte treize
heures. En sortant de Sérajo la route s'engage
dans la gorge profonde où la Migliaska roule
avec fracas sur un lit de pierre, à travers les
quartiers de rochers qui obstruent son cours.
Les montagnes qui lui donnent naissance, se
rattachent à la grande chaîne très-près de ses
sources, et établissent la démarcation entre le
bassin de la Bosna et celui de la Drina. La route
serpente sur le revers des hauteurs escarpées de
la rive gauche. Elle est couverte par places de
ce pavé délabré, qui contribue encore à rendre
plus impraticables les communications de la
Bosnie. Une heure au-delà de Sérajo on passe
sur un pont de pierre d'une seule arche , solide-
ment construit, on peut dire même avec élé-
gance et hardiesse. Le chemin qu'on trouve sur
l'autre rive, est bien plus épineux et d'une pente
plus raide.
( 3i7 )
Ce point de station met à même de juger du
rôle brillant que le château jouerait dans la dé-
fense du défilé ; mais on reconnaît aussi qu'il
serait indispensable d'occuper, d'une manière
permanente et inexpugnable, certaines hauteurs
qui commandent le plateau, à portée convenable
pour l'incommoder sérieusement. Il est à croire
que les habitans de Sérajo usèrent de cette pré-
caution lorsqu'ils forcèrent le prince Eugène à
renoncer au plan de conquête qu'il avait projeté.
Quant au passage du défilé, pour le tenter il
faudrait nécessairement l'attaquer par sa sortie,
en supposant encore qu'on se fut rendu maître
de son entrée. En effet la reddition du châ-
teau ne dispenserait pas d enlever une suite de
positions , qu'on ne pourrait faire tomber qu'en
les tournant. A mesure que nous avançons on
doit mieux se convaincre que la conquête d'une
seule province coûterait à elle seule la popula-
tion de plusieurs autres , et que le vainqueur ,
en dernier résultat, entrerait en possession
d'une immense solitude.
On atteint la vallée supérieure de la Mi-
gliaska en cheminant, aussi long- temps que les
difficultés sont surmontables, dans la gorge res-
serrée où cette rivière roule ses eaux écumeuses.
La Bosme. 20
(3,8)
On l'abandonne momentanément pour remon-
ter un de ses aflfluens qui trace une route moins
tortueuse, mais aussi agreste dans le premier
instant. Peu à peu on retrouve le vert des prai-
ries, et quelques habitations solitaires; cette
teinte foncée que le roc nu prête aux arbres
verls s'adoucit ; enfin on repasse dans la vallée
de la Migliaska, et la scène change d'aspect.
Au lieu de ces masses calcaires, déplacées par
les eaux, rongées par le temps,, et qui sont les
tristes emblèmes de la nature morte, tout ce qui
s'offre à vos regards est plein de vie et annonce
la végétation la plus vigoureuse. Des sapins gi-
gantesques, et qui sont là depuis des siècles,
garnissent les sommités , descendent parfois
jusque dans le fond du vallon où ils entretien-
nent une fraîcheur prinlanière; alimentent des
sources abondantes qui filtrent de toutes parts
à travers un gazon touffu, ou qui forment de
gros ruisseaux avant de venir se joindre à la
Midiaska. Les bords de cette rivière sont cou-
verts de pâturages sur lesquels on voit errer un
bétail nombreux qui, néanmoins ne l'est point
encore assez pour consommer les produits de ces
vastes herbages. Cà et là on découvre quelques
cliâtcls qui servent d'asile aux rares habitans de
(3.9)
celte région supérieure. La vie qu'ils mènent est
tout-à-fait pastorale ; à peine aperçoit-on dans
leurs campagnes les traces de la charrue.
Le voyageur y trouve des hans de distance en
distance. Mais ces hôtelleries, qui ressemblent
en Bosnie aux métairies du mont Jura , c'est-
à-dire qui consistent dans un grand bâtiment
carré, n'ont a lui offrir que le couvert et quel-
ques nattes pour se reposer; reste à sa charge la
sollicitude de pourvoir à tous les autres besoins
de la vie: parfois même les hans sont dépourvus
d'hôteliers. Il en est beaucoup aussi qui doivent
leur existence à la dévotion ; alors on est exempt
de payer son gîte ; dans l'autre cas la rétribu-
tion est très-modique. Le chef-d'œuvre de la
loi de Mahomet est d'inspirer à l'Osmanli un
fond de probité qu'il est fort difficile de prendre
en défaut , bien que ce même individu conserve
un penchant très-prononcé pour l'or : incli-
nation malheureuse que l'exercice du pouvoir
met au grand jour. Alors il faut nécessairement
qu'il se fasse en lui un accommodement avec sa
conscience. Les exemples pernicieux que le
gouvernement donne tout le premier , doivent
lui fournir la justification à l'aide de laquelle
il parvient à l'apaiser. En effet il paraît vivre
( 320 )
en paix avec elle , et bien sûrement il a l'in-
time conviction qu'il n'est point brouillé avec
le ciel par suite de ses actes arbitraires, puis-
qu'il se montre toujours rigoureux observateur
de ses devoirs religieux. Si même il prend
d'une main , de l'autre il donne par principe de
dévotion.
Les hans de la Roumélie, mais surtout les ca-
ravan-sérails de l'Asie, sont bien plus spacieux
que ceux de la Bosnie; ils s'offrent aussi avec
plus de fréquence au voyageur. La route des
pèlerins est pourvue avec soin de ces établisse-
mens secourables : ce sont les sultans qui les
ont fondés. Les grands, et le chef des eunu-
ques noirs en sa qualité d'inspecteur des villes
saintes, concourent avec le prince pour ces
actes méritoires. Dans toute l'étendue de l'em-
pire les fontaines, dans les lieux auxquels
la nature a refusé de l'eau, les hospices, les
écoles, la plupart des cimetières sont égale-
ment des œuvres pies, et le nombre de ces
fondations précieuses esi incalculable ; jusqu'à
l'établissement des chaussées et des ponts, qui
fournil au musulman des motifs de se rendre
agréable à Dieu, t elte pensée constante est le
mobile de toutes ses actions méritoires. C'est
( 3^1 )
dans l'espoir d'être admis dans le troisième ciel
qu'il sème les bienfaits sur cette terre , et qu'il
étend sa charité depuis son semblable , surtout
s'il partage sa croyance, jusqu'au chien aban-
donné qu'il va chercher dans la rue pour lui
jeter de la pâture, même jusqu'à la fourmi qu'il
découvre à ses pieds, et avec qui il partage son
pain, en élevant sa pensée vers la divinité. Mais
le sabre que Mahomet a déposé dans sa main
pour défendre la foi et combattre l'infidèle,
tranche les milliers de liens qui l'attachent à
l'humanité , aussitôt que le fanatisme élève la
voix. Cet être compatissant, charitable au-delà
de toute expression , cependant uniquement
par amour pour Dieu , toujours dans la persua-
sion qu'il ne fait qu'obéir à sa volonté et qu'il
va s'ouvrir les portes du ciel, devient alors un
tigre et ne parle plus que de s'abreuver de sang.
Les villes possèdent aussi des hans plus ou
moins commodes, et généralement spacieux. Us
se composent d'un certain nombre de petits
appartemens ou de pièces détachées à l'usage
des négocians et des étrangers; mais ils ont
l'inconvénient de n'être pas meublés. On peut
louer au mois ou bien à l'année. Les uns appar-
tiennent à des particuliers, d'autres aux villes
( 322 )
mêmes, et tous ont des préposes avec lesquels
on traite.
La Migliaska, clans sa vallée supérieure, n'a
guère que le tiers de la largeur que nous lui
avons trouvée au-dessous de Sérajo. On la re-
monte quelque temps encore, en cheminant dans
un bassin qui est assez ouvert, quoiqu'on ne
soit plus qu'à une médiocre distance des sources
de cette rivière. Ou la quitte enfin , et l'on prend
sa direction au sud. La route s'enfonce dans
une épaisse forêt de sapins, qu'on traverse poiu
arriver au sommet de la chaîne, où l'on par-
vient après une marche de six heure* .
Le rôle de place centrale a été assigné à Sé-
rajo dans le plan de défense que je me suis
permis d'ébaucher : les localités se prêtent sin-
gulièrement à cette intention , et rien de plus
facile que l'exécution de ce projet, même en
admettant quil soit tracé sur une base à grandes
dimensions. Il suffirait : i° de jeter une védetti
à la sortie du défilé, pour rendre plus épineuses
encore 1rs approches paf le bassin «le la Drina ;
i° d occuper l'entrée de la plaine au poini
confluent delà Migliaslta et de la Bosna, pai
un fort qui couvrirai! une inondation qu'on
! loi ' ; ."> ■ di garder le col pal où
( 323 )
débouche la roule de Visoka dans cette plaine ;
4 d'occuper par deux camps retranchés, seu-
lement de deux mille hommes chacun, les hau-
teurs des rives de la Migliaska , qui peuvent voir
à portée de canon dans le fort existant : ces
deux détachemens auraient la consigne de sur-
veiller les crêtes; 5° enfin on se contenterait ,
relativement à la ville , de l'envelopper d'une
palanque . Moyennant cet arrangement , qui
embrasse un grand espace à peu de Trais, on
aurait un vaste camp retranché qui commande-
rail à toutes les opérations de l'ennemi par l'in-
lluence qu'il exercerait dans les différentes di-
rections que ce dernier serait tenté de prendre :
on aurait aussi une place-dépôt du premier
ordre, qui deviendrait le boulevart de l'empire
pour toute la partie de ses frontières marquée
par le Likaner , l'Unna et la Save.
Le bassin de la Drina commence au point où
nous avons suspendu noire marche. Cette ri-
vière, qui est le Drinus des anciens, prend sa
source dans le Scardus qui établissait la délimi-
tation entre l'Epireet le royaume de Macédoine.
Elle coule dans un berceau très-resserré à son
origine, mais qui s'élargitel finit par offrir une
vallée bien ouverte. Le pays fortement acci-
( 324 )
denté qu'elle traverse, rend son cours rapide
et sinueux. Il est dessiné en sens inverse de
celui de la Bosna, de manière que l'inflexion
qu'il forme entre la Bosnie et la Servie , tourne
au profit de cette dernière. La Lim est le prin-
cipal affluent de la Driha; La Tcevostrina vient
ensuite ; la Servie, pour son compte particulier,
lui en fournit plusieurs autres moins considéra-
bles. Celte rivière débouche dans la Save près
de Ratscba. Les forts de Swornik et de Vice-
grad surveillent son cours. Le premier est d'un
ordre bien supérieur à tous ceux qui se sont
offerts à nous jusqu'ici : on peut même lui
accorder le titre de place. C'est le boulevart de
la Bosnie du côté des Serviens, qui sont des
voisins dangereux , quoiqu'ils se reconnaissent
pour sujets de la Porte. Swornik compte une
dizaine de mille âmes : les musulmans compo-
sent les deux tiers de cette population. Autre-
fois il existait sur ce territoire des mines d ar-
gent, qui peut-être ne sont pas épuisées.
Le bassin de la Drina est Ja partie la plus
montucuse, la plus couverte, et la moins peu-
plée de la Bosnie. Ce p esl guère qu'à Guerude
qu'on commence à trouver de la culture dans
sa vallée proprement dite; plus haut, les forêts
( 525 )
dominent , au point qu'elles s'étendent jusque
sur ses bords, qu'elles encombrent. A partir du
versant qui lui appartient, on descend par un
chemin fort rapide dans la valle'e de la Pratza.
Ce cours d'eau, déjà considérable à l'endroit
où le chemin le rejoint, est grossi dans sa route
par plusieurs afïluens, et va déboucher dans la
Drina, au-dessous de Guerude. Ses rives, sem-
blables à celles de la Migliaska dans sa partie
supérieure, sont couvertes de pâturages que
des bois de haute futaie cernent de toutes parts.
Ça et là on y trouve aussi quelques berge-
ries. On arrive avec lui, après deux heures de
marche, au village de Pratza, qui paraît fort
misérable. Ici les hauteurs sont très-rappro-
chées.
Il faut cinq heures pour se rendre de cette
station à Guerude. Après avoir longé quelques
instans encore la Pratza , on atteint le sommet
des hauteurs de sa rive droite. Le chemin qu'on
suit, tracé à travers les rochers, est bordé d'un
précipice affreux au fond duquel le torrent
roule avec fracas. On descend dans une vallée
latérale, on l'on trouve quelques maisons éparses.
( 5^6 )
Laissant ensuite la Pratza s'échapper sur la
gauche, on gagne péniblement nn plateau spa-
cieux. Les arbres vercls , qui forment des fo-
rets continues dans la région supérieure , sont
remplacés ici par le chêne, le platane, les pins
et les hêtres : le sol a déjà cette teinte méri-
dionale qui annonce l'activité des rayons du
soleil. On descend un contrefort d'une pente
fort raide , et l'on arrive au confluent des deux
cours d'eaux qu'il sépare. La vallée de réunion
conduit à Guerude. Ce bourg rassemble une
population de 1200 musulmans. Le bassin de
la Drina commence à s'ouvrir ici ; la culture
règne jusqu'à mi-côte , encouragée par la ferti-
lité du sol; et les campagnes sont parsemées
d'un grand nombre de vergers productifs.
A Guerude nous commençâmes à entendre
parler des Servions insurgés. Alors ils étaient
craints en Bosnie où ils avaient fait plusieurs
incursions, qui étaient encore récentes à l'épo-
que de notre passage. Pour les rejeter sur la rive
droite delà Drina, le pacha avait mêmeétédans
l'obligation de déployer des forces imposantes
et d'asseoir près deSwornick un camp dpfeser
vation composé de plusieurs mille hommes. Si
le gouvernement agit prudemment , il conli-
( 3*7 )
nuera à traiter avec de grands ménagemens une
population belliqueuse qui peut devenir un
ennemi domestique aussi terrible pour le moins
que les Grecs du Péloponèse.
Jusque là , depuis notre entrée sur les terres
du grand seigneur , aucun rapport capable
de causer des inquiétudes relativement à la
sûreté des routes , n'était venu frapper nos
oreilles ; cependant les années ottomanes te-
naient la campagne, des con tin gens arrivaient
dans toutes les directions pour remplir les
cadres , et c'est vraiment alors que les désordres
sont à redouter. La dissolution des armées en
occasionne, il est vrai, un plus grand nombre
encore : ces momens ressemblent aux temps
critiques où l'on licenciait les bandes cbez nous.
La paix obligeait alors à reverser dans la société,
une nuée d'hommes que la guerre avait familiari-
sés avec le pillage. En pareilles circonstances
les Albanais , qui sont brigands par tempéra-
ment et par état, ne se rendent pas moins re-
doutables dans l'empire oltoman. Mais comme
cette nation est bien distincte des Turcs pro-
prement dits, que les Albanais ne sont musul-
mans que lorsqu'il s'agit de dévaliser un infidèle ,
et même qu'ils deviennent infidèles quand un
( 328 )
vrai croyant tombe dans leurs lacs , on ne peut
sans injustice faire participer les Osmanlis à une
réputation qui doit appartenir tout entière aux
autres : cependant c'est ce qui arrive commu-
nément. Dans les temps ordinaires , les délits de
grands chemins sont commis presque tous par
des Bulgares, et par ces mêmes Arnautes, qui
renoncent difficilement à un genre de vie vers
lequel l'inclination les pousse. Quant aux Turcs,
s'ils se rendent coupables de brigandages , c'est
par l'abus du pouvoir , et c'est l'excès du pou-
voir qui les entraîne dans ces désordres que le
silence du gouvernement légitime.
Pour la sûreté des routes , de distance en
distance le voyageur rencontre des karauls ,
c'est-à-dire des postes où les habitans montent
la garde, au défaut de pandours. INousles trou-
vâmes bien plus multipliés en Roumélie que dans
la Bosnie , par la raison que la guerre des bri-
gands, qui finissait à peine, s'était fait sentir dans
la première de ces deux provinces beaucoup
plus que dans l'autre. Au-delà d'Andrinople
nous eûmes aussi de temps en temps le hideux
spectacle des cadavres desséchés sur le pal , ei
qu'on place dans le voisinage des routes, comme
un avertissement aux malfaiteurs.
( 329 )
Les pandours , spécialement destinés à faire
la guerre aux voleurs de grands chemins, occu-
pent les postes distribués à cet effet sur les dif-
férentes communications. Ils sont entretenus par
les provinces ainsi que les karaouls. Le voyageur
qui prend une escorte , est soumis à une rétribu-
tion , à moins qu'il ne soit revêtu d'un caractère
public; mais cette mesure de sûreté n'est pas
toujours nécessaire.
En Turquie , la peine suit immédiatement
le délit. On est même tellement prompt à punir
qu'on n'attend pas toujours que la culpabilité
soit parfaitement démontrée; d'ailleurs la tor-
ture peut bien aussi arracher des aveux à l'in-
nocence. L'essentiel pour l'autorité , c'est de
ne pas paraître méconnue; et par orgueil autant
que par principe d'ordre , elle tient à tirer
vengeance des méfaits, sans trop s'inquiéter des
méprises. Ainsi les épouvantails dont je viens de
faire mention , sont les emblèmes de la Thémis
orientale , et remplacent la balance qu'ailleurs on
dépose dans ses mains.
Du reste celte précipitation à réprimer est
indispensable dans un gouvernement où la
tolérance conduirait rapidement à des dés-
ordres incalculables. La soumission de la part
( 55o )
«les sujets tributaires , ne peut être que l'effet de
la crainte , et même de la terreur dans cer-
taines provinces où leur condition est insup-
portable. Or , le bras de fer qui inspire l'une
ou l'autre doit demeurer constamment levé.
S'il s'endort un instant , il risque d'être dés-
armé. Dans celte contrée tous les crimes sont
considérés comme des délits politiques, par
une suite de la défiance du pouvoir , et de
ce sentiment d'orgueil qui vient d'être signalé.
Pourquoi îe marchand de comestibles de la
capitale , qui vend au-dessus de la taxe , ou
bien avec des poids frauduleux , court-il le
risque d'être pendu ? C'est que sa friponnerie,
qui serait de mince conséquence ailleurs , là
peut occasionner une émeute populaire. Ces
terribles janissaires ne sont-ils pas toujours à la
recherche des prétextes, pour donner carrière à
leur esprit insubordonné ?
Revenons à la question : la sûreté des routes
en Turquie dépend beaucoup du caractère du
prince qui occupe le tronc Elles étaient infes-
tées de brigands sous les règnes de Sclim et de
Moustapha , parce que les désordres s'engen-
drent infailliblemeot au milieu des troubles do-
mestiques, et que ces sultans n'avaient sa
(35i )
réprimcr ni les uns ni les autres. 11 en était
de même dans l'Europe chrétienne lorsque les
grands vassaux se faisaient la guerre. Mais en
prenant ces temps malheureux comme un terme
de comparaison constant relativement à la po-
lice intérieure de l'empire ottoman, ons'expose-
rait souvent à tirer des conséquences fausses ,
puisque, par exemple, l'ordre s'est retahlisousle
règne de Mahmoud, et qu'il, se maintiendra tou-
jours sous un prince qui déploiera du caractère.
Le pachalik de Bosnie depuis la rive droite
de la Drina jusqu'à la Mitrovitza , diminue
sensiblement en largeur. D'une part il est com-
primé par la Servie , de l'autre par les mon-
tagnes de l'Albanie. En supposant que les
Serviens ne fissent pas cause commune avec
l'ennemi , celui-ci ne pourrait donc pas , sans
témérité , pousser plus loin la conquête. Le
cas contraire admis, il ne devrait pas le tenter
sans préalablement s'être emparé de la vallée
de la Moracca , de la continuation de la chaîne
au-delà même du Monte-Negro , et sans avoir
pris une position capable de contenirl'Albanïe:
en deux mots , pour cheminer avec sécurité , il
faudrait qu'il flanquât sa ligne d'opéraiions.
Mais combien seraient épineux ces travaux
( 352 )
purement préparatoires et ces mesures de sûreté!
D'ailleurs le voilà en contact avec l'Albanie :
ce sont de nouveaux ennemis qu'il va provo-
quer , et des ennemis aussi redoutables que les
Bosniaques.
De Guerude à Taslitza , quinze beures. En
sortant du lieu de la balte on passe la Drina sur
un pont en charpente, qui repose sur des piles
en pierres. Le lit de la rivière est de 80 à go
toises j mais elle n'occupe guère que la moitié
de cette largeur , excepté cependant à l'époque
de la fonte des neiges. Nonobstant sa profon-
deur , qui peut varier d'un instant à l'autre
par des crues inopinées , sa rapidité en rendrait
périlleux le passage à gué , même dans les en-
droits où cette tentative pourrait sembler d'une
exécution facile. Au déboucbé du pont la roule
se dirige au sud, et remonte pendant une demi-
beure la rive droite de la Drina. Elle s'en-
gage ensuite dans une vallée qui court vers
l'est-sud, et prend naissance dans les appen-
dices de la chaîne , dont on a pu du reste
mesurer de l'œil les diflcrens gradins , depuis
le plateau qu'on a trouvé entre Pralza et Gue-
rude. Un torrent que des ruisseaux viennent
grossir à chaque pas , sert de guide à la route,
( 535 )
qui obéit aux ondulations fréquentes du terrain.
Elle gravit le versant de la rive droite , passe
dans une autre vallée où coule le Gianilza, et
conduit à Tzianitza après une marche de quatre
heures.
Cette bourgade , composée de 180 maisons ,
presque toutes habitées par des musulmans ,
est située dans une gorge latérale, dominée par
un contrefort qui barre le passage. On v fabri-
que des étoffes de laine à l'usage du pays.
A partir de Guerude on rencontre plusieurs
habitations isolées; on découvre fréquemment
des hameaux groupés sur les revers. Le pays
est riant , animé, pittoresque. Le charme, le
frêne , le noyer y forment de beaux massifs qui
parent les vallées et décorent richement les
amphithéâtres entre lesquels on chemine. Mais
une heure avant d'arriver à Tzianitza, les forets
de sapins et de mélèzes font reprendre à la
contrée cet aspect sévère quelle dépose si
rarement.
On continue à monter pour atteindre le som-
met du contrefort , en laissant sur sa droite la
Gianitza qui roule dans une gorge de plus en
plus resserrée , et court mêler ses eaux à celles
de la Drina. La pente devient fort raide; et,
La Bosnie. 2 1
( 33 4 )
pour surmonter les difficultés qui croisent la
route à chaque pas, il faut au moins deux
heures et demie. Le plateau , où l'on parvient
enfin offre , de même que les flancs du contre-
fort , une épaisse foret de sapins , parsemée de
clairières. C'est le point de partage de la Gia-
nilza et de la Tcevostrina. Ce pays serait très-
difficile à fouiller, et se prêterait mieux encore à
la guerre de chicane que les parties antérieures :
l'infanterie même aurait beaucoup de peine à
s'y garder.
On descend le dernier degré du contre-
fort. Ce versant est bien moins garni que l'au-
tre. Les échappées de vue permettent de dé-
couvrir sur la droite une vallée spacieuse où
coule la Tcevostrina , qui prend sa direction
du sud-est au nord-ouest. La campagne qu'on
a devant soi offre une plaine accidentée ,
mais fort aride, et coupée par des ravins. On
chemine à travers cette contrée pierreuse jus-
qu'à Taslitza , qu'on trouve sur un petit
affluent de la Tcevostrina. Les hauteurs sont
complètement nues ; en revanche le fond du
vallon présente un beau tapis de verdure et une
culture soignée ; il en est de même de la vallée
principale.
( 555 )
La population deTaslitza peut s'élever à trois
mille individus, presque tous musulmans. Celte
ville a quelque peu d'industrie et n'est pas sans
ressources. De là jusqu'aux frontières de la Ser-
vie on ne compte guère que dix heures. La
roule la plus directe pour s'y rendre, atteint la
petite ville de Plavia , d'où elle descend dans
le bassin de la Lim. Tashtza est moins éloignée
encore du sommet de la grande chaîne ; on
peut donc aussi passer en Albanie dans un
temps assez court. Ces deux distances dimi-
nueront à mesure que nous gagnerons du
terrain.
On a vu que la Rascie , qui commence à la rive
droite de la Drina , et qui compose le sandjak
de Novi-Bazar , autrefois faisait partie de la
Servie. Elle tire son nom de la Rasca , et por-
tait chez les anciens celui de Dardanie. La
conquête de ces deux provinces est l'ouvrage
d'Amurai I. Ce sultan belliqueux défit les Ser-
viens dans la plaine de Cassova ; mais celte
victoire lui coûta la vie. Maître du champ de
bataille, il le parcourait en vainqueur, lorsqu'un
Triballien , rangé parmi les morts , et dont
Amurat s'approcha sans défiance , rassembla le
peu de force qui lui restait encore, pour lui
( 536 )
plonger son poignard dans le cœur. On voit
dans la plaine , à la place même où l'illustre
victime reçut le coup mortel , un monument
modeste qui rappelle qu'elle tomba là et qu'elle y
rendit le dernier soupir. Lazarus, despote des
Serviens , fait prisonnier dans cette fatale jour-
née , fut immolé aux mânes du sultan dans le
premier transport de la vengeance. Sigismond,
roi de Hongrie, dont le despote était le vassal,
profila , pour rentrer dans son ancien domaine ,
des troubles domestiques qui remplirent l'Etat
après la captivité de Bajazet I. Muça, fils de
ce prince , vainquit Sigismond , et la princi-
pauté de Servie repassa sous Je joug des infidèles;
mais son entière soumission ne date que du
règne de Mahomet II. Depuis, celte terre infor-
tunée a partagé les différentes fortunes des Ot-
tomans dans leurs guerres fréquentes avec les
Impériaux. Elle n'aura point oublié sans doute
Suleïmam le Grand , qui l'a traversée pour
porter l'épouvante jusques dans les murs de
Vienne , et donner de vives inquiétudes à
l'ambitieux Charles - Quint ; Suléïman qui
s'est rendu maître de Rhodes, et deux fois
a conquis la Hongrie; qui était l'allié le plus
fidèle , le plus zélé qu'ait eu François I ;
( 337 )
enlin à qui l'histoire accorde le titre de législa-
teur , incomparablement plus noble que celui
de conquérant , dont elle le pare aussi.
La Servie comprend les contrées connues
des anciens sous les noms de Mœsie , et de
Paeonie. La langue que parlent ses habitans
rappelle leur origine , et conserve la parenté
qui existe entre eux et leurs voisins. Ils suivent
le rit grec : le clergé exerce sur eux une auto-
rité d'opinion très-prononcée. Us ont prouvé
de nos jours que le sentiment de l'indépendance
politique n'est rien moins qu'éteint dans leurs
cœurs. Cette guerre insurrectionnelle a mis
aussi au grand jour leur tendance pour la
Russie , et les intelligences que celte puissance
s'est ménagées parmi eux , à la faveur de la
conformité de croyance. Les Serviens annon-
cent une civilisation moins retardée que celle
des Bosniaques ; du moins ils ont une langue
écrite.
Belgrade rend à la Porte des services aussi im-
portans comme citadelle de la contrée où elle s'é
lève, qu'en sa qualité de place frontière. Nissa
joue en seconde ligne le même rôle , cependani
d'une manière moins importante : ce sont les en-
traves de la Servie. Mais le moyen le plus sûr
( 358 )
de la maintenir dans l'obéissance, c'est de res-
pecter les privilèges de ses habitans, et de trai-
ter les chefs avec distinction. Cette province
est très-peuplée, surtout en se rapprochant de la
Save et du Danube. Elle compte un certain
nombre de villes, parmi lesquelles, après Bel-
grade, Semendria est la plus considérable. On
y remarque çà et là des traces du séjour des
Romains. Le petit nombre de Turcs qu'on y
voit, réside dans les places.
Au-delà de la Drina on ne trouve plus de
catholiques; les Grecs et les Turcs composent
à eux seuls la population. On peut aisément faire
la remarque que la culture n'est pas aussi soi-
gnée en Bosnie que dans les bassins de la Ver-
balz et de la Bosna. Cette différence s'explique
de même que celle qu'on observe en Allemagne
et dans la Suisse , entre les pays protestans et
ceux qui sont babités par des catboliques. Le
rit grec, surebargé de fêles, porte nécessaire-
ment ses adeptes à l'oisiveté; d'un autre côtelés
jeûnes rigoureux et fréquens qu'il prescrit, en
débilitant la machine d'une manière sensible,
contribuent beaucoup aussi à la priver d'énergie.
( 'ette religion est presque toute en pratiques. On
voit qu'elle est calculée d'après le tempérament
( "•:>
d'une nation qui rejette les dehors simples ; qui
exige même qu'on lui rappelle à tous les instans
ses devoirs,, et qu'on combatte sans relâche cette
légèreté toute particulière qui tend constamment
à les lui faire oublier. Ce système favorise encore
l'autorité sacerdotale, dont les ministres du rit
grec sont autant jaloux qu'avides d'argent.
On commença à Taslitza à nous fournir une
escorte de quatre cents cavaliers , tous bien
montés et pris parmi les habilans. Elle était
destinée à s'opposer aux entreprises des Ser-
vions dans le cas où ils auraient tenté de nous
enlever au passage. Celte escorte, qui se rele-
vait de gîte en gîte , éclairait la marche en
avant, en arrière , sur les flancs, et se condui-
sait toujours avec beaucoup d intelligence dans
les passages délicats. Cependant il n'est mal-
heureusement que trop prouvé, par des exem-
ples de surprise qui se reproduisent tous les
jours, que les armées turques ne se gardent point
ou se gardent mal. La faute est donc tout en-
tière à ceux qui les conduisent , puisqu'ils ont
à leur disposition tous les élémens de la vic-
toire.
De Taslitza à Zenitza , dix -sept heures. On
gagne les hauteurs qui ferment le vallon au
( 34a )
sud-est; pendant trois heures on parcourt un
plateau fortement accidenté, qui offre une suite
de mamelons détachés par des ravins et des
fondrières. Un roc calcaire, recouvert d'une
couche fort mince, de terre végétale, constitue le
fond du sol. Toute sa parure se réduit à quel-
ques bouquets de sapins clair-semés; le pays
devient ensuite moins arride et plus boisé. On
descend, par une pente fort raide, dans une
vallée profonde que la route suit jusqu'à son
confluent dans le bassin de la Lim. Elle côtoie
quelques inslans ce cours d'eau principal, sur
sa rive gauche, et le traverse pour arriver à
Prïepol. On met sept heures à parcourir cette
dislance.
La Lim prend sa source dans la grande
chaîne, au pied du plateau qui renferme aussi
celles de ribar. Elle traverse laRascie, et longe
quelque temps la Servie avant de se joindre à
la Drina. Elle est rapide mais guéable à Prïepol,
où l'on voit un pont de bois qui tombait en
ruine à l'époque de notre passage, et qu'on
n'aura pas rétabli, selon toute apparence. La
vallée que cette rivière arrose est généralement
encaissée; le roc se montre souvent à nu sur
ses versans. Les entours des villages offreni <le
( 34i )
la culture et des vergers spacieux ; quant aux
sommités, elles sont couvertes d'arbres verds. 11
est à remarquer que les hauteurs de la droite
bordent de très-près le rivage et présentent des
berges fort raides. Cet obstacle, joint à la rapi-
dité de la Liai, rendrait périlleux un passage de
vive force. Un militaire observera encore qu'une
armée trouverait de moins en moins des ressour-
ces , sous le rapport des subsistances , à mesure
qu'elle s'éloignerait de la Drina, ce qui l'oblige-
rait plus que jamais à traîner ses magasins à sa
suite. Tout le pays que la vue peut découvrir
du haut du plateau qui sépare les eaux de la
Tcevostrina du bassin de la Lim , est dépouillé
et d'une stérilité complète.
Prïepol compte un millier d'individus tous
musulmans. Au sortir de ce bourg la roule re-
monte le Millokevo , à l'embouchure duquel il
est situé. Le vallon étranglé où ce torrent coule,
va se resserrant de plus en plus. Les hauteurs
sinueuses qui l'encadrent présentent à chaque
pas des points de vue nouveaux, une suite va-
riée de décorations fraîches et d'un effet hardi.
Tantôt ce sont des revers chargés d'ombrages,
à travers lesquels on découvre, ici un hameau,
là des habilations isolées dom les hôies font
( 54^ )
envie à rainant de la belle nantie. Plus loin les
yeux rencontrent des rochers coupés à pic, d'où
s élancent quelques mélèzes mariés à des sapins,
et qui dominent un précipice. Un bruit confus,
qui grandit à mesure qu'on avance, prévient
ensuite qu'on approche d'une cascade. On che-
mine dans l'attente du spectacle imposant que
cette annonce promet, et bientôt on se trouve
enveloppé par la vapeur d'un torrent qui se
précipite à vos pieds. Hissarki, vieux château
groupé au sommet d'un mamelon taillé en cône,
à son tour vient prendre place dans cette riche
galerie, trop féconde en sensations pour ne pas
ménager des souvenirs.
Hissarki était destiné à garder le passage; mais
comme cette petite forteresse est commandée de
fort près par des hauteurs accessibles, on a re-
connu son inutilité, et l'on ne prend plus la peine
de l'entretenir. Un bameau garnit le mamelon
près de sa base. La route s'élève sur le versant
de droite, coupe à travers les ravins et les con-
1 reforts, échappant aux nombreuses sinuosités
du Millokevo, quelle va rejoindre près d'une
maison isolée. Le torrent coule ici sous l'ombrage
des arbres verds qui tapissent ses bords escar-
pés. On le remonte quelque temps encore, après
( 545 )
quoi on atteint la sommité des hauteurs. De là
on peut juger de l'ensemble de cette contrée
qui ne produit que des sapins, et dont l'accès
est défendu par tous les obstacles que la nature
a pu inventer. En continuant à cheminer on
observe que le pays se dépouille peu à peu.
Deux heures avant d'arriver à Zenitza, il n'offre
plus qu'une pelouse presque nue , où les mou-
vemens de terrain sont toujours fréquens, sans
être aussi prononcés.
Il faut dix heures depuis Prïepol pour se
rendre à Zenitza, qu'on trouve sur un plateau,
au bas duquel règne une plaine spacieuse. Ce
bourg, que les Serviens ont brûlé, et dont l'as-
pect, lorsque nous y passâmes, retraçait celte
catastrophe, est défendu par un mauvais châ-
teau composé d'un mur crénelé, flanqué de
quatre tours, et qui serait tout au plus à l'abri
d'un coup de main. Ici commencent les mai-
sons en pisé et en briques cuites au soleil. Ces
genres de construction , principalement le der-
nier , sont fort usités dans les plaines de la
Roumélie, où le bois est souvent très- rare.
L'usage de parquer les moutons avec des claies,
comme cela se pratique dans la Brie, se retrouve
également dans ces pays. Arrivé à Zenitza on
( 344 )
n'est plus qu'à deux heures des frontières de la
Servie ; el même on la découvre très-bien de ce
poste avancé. Cette proximité dangereuse con-
seilla à notre escorte de poser des vedettes, afin
que nous pussions dormir tranquillement.
La plaine qu'on doit traverser au sortir de
ce bourg , pour se rendre à Novi- Bazar, est
vaste , onduleuse , plus nue encore , s'il est
possible , que le pays qu'on trouve avant d y
arriver. Les hauteurs qui l'entourent, sont
médiocrement élevées et d'une pente douce.
Notre escorte, qui se composait, ce jour-là, de
six cents cavaliers au moins, profita de ce beau
champ de bataille pour nous donner une re-
présentation de la manière de combattre usitée
chez les Ottomans. Elle était commandée par
l'ayam de Zenilza. Ce chef, remarquable par
la stature , les formes athlétiques , l'adresse à
manier son cheva! et sa lance, par un air mar-
tial fortement exprimé , se présentait à la tête
de sa troupe comme le véritable type de
l'homme de guerre. Ces qualités , qui ne s'ac-
quièrent point , en imposent bien plus chez
les Turcs que parmi nous; aussi tous leurs
chefs militaires sont-ils roulés à peu près dans
In moule de l'ayam deZenitza. S'il s'en trouve
( 3±5 )
crime Staline ordinaire , il faut qu'ils soient
cloues d'une audace telle, que le préjuge' ait été
forcé de s'avouer vaincu.
A peine fûmes-nous à quelques cents pas du
bourg , que notre chef belliqueux donna la
signal , et à l'instant commença le simulacre
d'un combat dans toutes les formes. Cette nom-
breuse cavalerie , qui nous précédait , mar-
chait sur nos flancs , assurait nos derrières , en
un clin d'oeil se répandit en fourrageurs dans la
plaine; et sur tous les points ce ne fut qu'en-
gagemens particuliers. Ici on s'abordait le
pistolet au poing, et le coup partait, dirigé en
1 air. Ailleurs on se poursuivait , la main armée
du dgirile; et, tandis que l'assaillant employait
toute son adresse à atteindre le but , celui qui
devait en servir mettait la sienne à éviter le
coup. Pour s'y soustraire , il avait recours à
une voile , à un changement de main imprévu ,
ou bien il détournait le trait avec la main du
sabre , en continuant à fuir de toute la vitesse
de son cheval. C'était encore à qui parcourrait
avec le plus de rapidité une carrière donnée ;
à qui arrêterait court au galop emporté, avec
l'immobilité la plus parfaite. Tous les fossés qui
croisaient la route étaient franchis sans la
( 546 )
moindre hésitation ; chacun de ces guerriers
enfin semblait identifié avec sa monture , tant
étaient grandes la souplesse et la dextérité du
cavalier , la docilité et l'obéissance passive du
cheval ! Mais dans tous les groupes où se mêlait
le redoutable aynm , il paraissait superbe, et
écrasait ce qui osait approcher de lui. Sa lance
était incomparablement plus longue que celles
de sa suite. ïl la brandissait avec cette facilité
qui dénote à la fois la vigueur et l'adresse c
S'il la projetait , elle allait au loin se ficher en
terre , et l'instant d'après elle était ramassée
au galop. Depuis une heure ces jeux nous
récréaient ; il fit un autre signal , et cette mul-
titude éparse reprit l'ordre de route. Ceux qui
ont vu de près ces hommes valeureux, ne par-
viendront jamais à se persuader qu'il soit si
facile de les expulser de l'Europe.
De Zenitza à INovi-Bazar, dix heures. Le
plateau où l'on chemine d'abord cl la plaine
qui règne au - dessous appartiennent au bassin
de la Morava, qui est la rivière principale de
la Servie. On marche à l'est. Aussi long-temps
que la route tient le plateau , on ne voit ni
arbres, ni culture ; seulement on découvre des
habitations rares et chétives. Cet immense ter-
( 34n )
rain est tout entier en pâturages , Lien infé-
rieurs pour la qualité à ceux de la Bosnie. Le
sol est de nature schisteuse ; plusieurs cours
d'eau l'arrosent. On passe les uns à gué , les
autres sur des ponts , tantôt en bois , tantôt en
pierre. Des jalons , plantés de loin en loin ,
conservent la direction dans la mauvaise saison,
qui amoncelé une grande quantité de neige
sur cette région élevée. Obéissant aux différens
mouvemens du terrain , la route parfois s'entre-
tient à mi-côte, ou bien descend dans les fonds
et se trouve engagée alors d'une manière criti-
que. Quand ce cas arrivait, noire chef d'escorte
redoublait d'attention , faisait fouiller le défilé
avant de nous permettre d'y pénétrer , et
tenait les crêtes pendant tout le temps que nous
y cheminions. Pour son compte particulier, à
chaque instant il galopait de l'avant-garde à
l'arrière-garde pour s'assurer de l'exécution de
ses ordres , et , changeant fréquemment de
chevaux, il nous fit passer en revue sa nom-
breuse écurie.
A l'extrémité de ce pays stérile on trouve un
col qui débouche dans une plaine , où Ton voit
de la culture, des habitations et des ombrages.
Elle est arrosée par un gros ruisseau qui afflue
( 348 )
dans la Morava , par l'intermédiaire de la Rasca
d'abord , ensuite de i'Ibar. Pendant trois heures
on descend cette vallée, qui s'embellit à me-
sure qu'on gagne du terrain. Des bois touffus
garnissent les crêtes ; les parties inférieures
offrent de belles prairies que des irrigations
fertilisent. La population est chrétienne et du
rit grec. Chaque village , pour ainsi dire , a
son église : à ces indices le voyageur reconnaît
qu'il existe dans cette contrée plus de tolérance
qu'en Bosnie; il observera aussi que celte vertu
devient de plus en plus indulgente à mesure
qu'on se rapproche de la capitale.
La route laisse le vallon un peu avant sa
jonction avec celui où coule la Rasca. Elle gravit
1rs hauteurs qui le ferment au sud-est , tra-
verse un petit plateau aride qui ne produit que
des genêts , et descend sur les bords de la
Rasca. Cette vallée pendant long -temps est
réduiie à une gorge étroite ; elle ne commence
même à s'élargir que deux heures au-dessus
de INovi- Bazar, c'est-à-dire, très-près de
son débouché. Plusieurs torrens viennent se
jeter dans la petite rivière qui l'arrose. Le pays
est boisé, riant, et passablement cultivé j niais
il a beaucoup souffert dans l'insurrection de la
( 349 )
Servie. Novi-Bazar dont les Serviens se sont
emparés et qu'ils ont réduite en cendres , n'est
plus que moitié de ce qu'elle était avant ces
temps de désastres. Aujourd'hui elle ne compte
guère que sept ou huit mille musulmans. Nous
avons vanté déjà les avantages) de sa position
limitrophe avec plusieurs provinces dont elle
noue les relations commerciales : cette situation
a beaucoup contribué à la faire renaître de ses
cendres , et provoquera son extension , bon gré
malgré l'apathie des individus et du gouver-
nement. Sous le rapport militaire elle pourrait
jouer aussi un rôle et acquérir de l'influence
dans les opérations ; mais il lui faudrait des
moyens défensifs tout autres que ceux qu'elle
possède. Us se bornent à une enceinte carrée,
partie en maçonnerie , partie en manière de
palanque , flanquée par de petits bastions
casemates et couronnés d'une plateforme. Ce
réduit est assis sur une proéminence dans la
ville même. L'Ibar passe au pied , et reçoit
plus bas la Rasca , qui traverse aussi Novi-
Bazar , où elle fait marcher plusieurs usines.
Le pays n'a plus ici la physionomie que nous
lui avons trouvée en Bosnie et sur la rive
droite de la Drina. Les montagnes se sont
La Bosme* 22
( 3ôo )
abaissées , la campagne est bien moins boisée ,
le sol n'est plus couvert d'une couche épaisse
d'humus; aux arbres verts ont succédé tous les
bois durs de nos contrées ; les voitures agricoles
sont d'un usage beaucoup plus fréquent , et
l'on commence à voir des bufïles.
Le pacha de Novi-Bazar nous reçut avec
celte civilité d'un Turc qui a toujours suivi la
carrière des armes. Les manières des grands de
la capitale sont plus recherchées sans être plus
franches. Ce fut chez lui-même qu'il nous
donna le couvert : la gratitude impose à ses
hôtes l'obligation de déclarer qu'il se montra
fort attentif à prévenir tous leurs besoins. Son
habitation du reste , se ressent un pou du rôle
d'avant-poste que Novi-Bazar joue à l'égard de
la Servie. Là comme dans tous les gîtes anté-
rieurs, nous devînmes des objets de curiosité
pour les gens de la maison. Ils nous inspectaient
familièrement de la tête aux pieds, mais sans
la moindre intention de nous choquer. Nos
armes surtout attiraient leur attention. Us
s'emparaient de nos pistolets avec une sorte
d'avidité; faisaient jouer les batteries, et nous
adressaient plusieurs questions tirées du sujet.
C'est une inclination nationale qu'on observe
( 35i )
dans toutes les classes : on crut charmer le pacha
en lui offrant une petite tabatière d'or avec
musique; il la tourna long-temps entre ses
doigts d'un air où se manifestait l'indifférence ,
malgré ses efforts pour la cacher, et par un mou-
vement irrésistible il l'abandonna pour courir
à une carabine de la manufacture de Versailles.
Ses yeux se ranimèrent à la vue de cet objet de
prédilection, et exprimèrent le contentement
parfait quand on lui eut annoncé qu'il élait maî-
tre d'opter.
Novi-Bazar est un nœud de roules : de cette
ville on peut se rendre enRoumélie et en Servie.
Ses communications avec l'Albanie sont plus
difficiles et moins suivies. Pour gagner la Mi-
trovitza par Bagniska, on traverse Flbar sur un
pont de bois, et l'on prend sa direction au sud
en remontant un petit affluent. L'ibar, qu'on
laisse sur sa droite, sort des montagnes de l'Al-
banie , court vers l'est-nord et va se jeter dans
la Morava. Cette rivière est fort rapide; elle n'a
guère que 18 à 20 toises de largeur à Novi-
Bazar. La vallée qu'elle arrose est cultivée dans
sa partie inférieure.
Après avoir remonté quelque temps le torrent
qu'on a pris pour guide, on atteint un plateau
( 352 )
spacieux sur lequel se dessine la ligne de par-
tage de l'ibar avec la Mitrovitza : c'est le sixième
contrefort de premier ordre , qu'on trouve de-
puis le passage de l'Unna. De ce point culmi-
nant la vue embrasse une vaste étendue de pays
mamelonné, qui ne produit guère que des
bouquets de bois parsemés sur les revers et dans
le fond des ravins; souvent même la surface du
sol est complètement nue. La route passe en
revue ces nombreux accidens de terrain, ce qui
rend la marche très-fatigante; elle rencontre
quelques cours d'eaux, généralement peuabon-
dans, et gagne Bagniska après huit heures.
Pour arriver au fond de la gorge resserrée où
ce village est situé, la descente est très-rapide.
Le torrent qui le traverse, au risque de l'inonder
dans ses crues fréquentes , se rend sans inter-
médiaire à la Mitrovitza. Pendant ces huit heu-
res, qui paraissent fort longues, on ne trouve
qu'un han, un ou deux karauls ; quant aux
hameaux qu'on découvre de loin en loin, ils sont
à des dislances telles de la route , qu'ils ne peu-
vent être d'aucune ressource pour le voyageur:
en deux mots, la campagne semble déserte, et
l'on n'y voit pas vestige de culture. Le sol est de
nature schisteuse.
( 355 )
Bagniska est habile par des Turcs; il se coin-
pose d'une cinquantaine de maisons , ce qui ré-
pond à une population de'iaÔo âmes. Le passage
est gardé par un château situé sur la croupe
d'un contrefort. Tout près du village il existe
une source d'eaux ferrugineuses.
Pour atteindre la limite du pachalik dans
cette direction , on descend la vallée en lon-
geant le cours d'eau. Ses berges l'emprisonnent
au-dessus de Bagniska ; s'évasant peu à peu
ensuite, elles finissent par se prêter à ses écarts.
Généralement elles sont dépouillées, laissent
voir à nu un schiste qui s'enlève par feuillets
très-larges. Une heure au-dessous de Bagniska,
le paysage offre un aspect moins attristant : les
bois couronnent de nouveau les sommités, et
tapissent par places les revers ; le tremble et les
oseraies ombragent le torrent, qui roule sur un
lit d'ardoises. On arrive avec lui en quatre
heures sur les bords de la Mitrovitza; on peut
abréger le distance, en passant le contrefort
de droite , à l'endroit où il fait une inflexion à
gauche.
La Mitrovilza sort de la grande chaîne et va
porter ses eaux à la Morava. Son cours est ra-
pide.En été elle présente une largeur de 55 toises,
( 554 )
en face du bourg dont elle a pris le nom. Nous
la passâmes à gué ; mais on était alors au mois
de juin, et d'un moment à l'autre ce moyen
peut cesser d'être praticable. La vallée où elle
coule est cultivée. Avant d'arriver à Mitrovitza
qui est situé sur sa rive droite, les hauteurs de
la gauche se rapprochent et forment un défilé
très- étroit. A l'entrée de ce passage difficile on
voit au sommet d'un mamelon taillé à pic, un
château qui tombe en ruines et menace de
s'abîmer sur la tête du voyageur. Plus haut la
vallée fait un coude à angle droit et court au
sud-ouest. Cet angle est dessiné par la rivière
même, qui dans cet endroit, baigne le pied du
versant de sa rive droite : Mitrovitza occupe
le sommet de l'angle. Derrière ce bourg les
hauteurs se développent en plateau et se pro-
longeant au nord-est, séparent la vallée de la
plaine de Cassova. Ce plateau continu, découpé
en portions flanquantes et flanquées de même
qu'un tracé de fortification, couvert par la
Mitrovitza, et dont la partie supérieure présente
une surface unie très-favorable aux mouvemens
de troupes, ménagerait à une armée battue une
position inexpugnable.
I(i nous touchons au but ; pour 1 atteindre
( 555 )
en partant de Costanitza, nous avons employé
cent vingt-trois heures au pas allongé des
chevaux du pays ; ce qui répond à peu près à
cent soixante lieues de deux mille toises. La
plus grande largeur du pachalik peut-être
n'est pas proportionnée à ce maximum de lon-
gueur ; cependant la superficie que dorment
ces deux dimensions prises dans leurs termes
moyens, dépasse beaucoup les bornes qu'on doit
assigner à un gouvernement , si l'on veut que
la surveillance s'étende à toutes ses parties.
Faute de pouvoir satisfaire à une condition aussi
impérieuse , le pacha de Bosnie se trouve
forcé de déférer son autorité avec aussi peu
de restriction que le Sultan en apporte dans
la transmission de la sienne. Favorisés par ce
système de concessions illimitées , les désordres
s'engendrent infailliblement loin de lui , et se
perpétuent avec d'autant plus d'asurance que
son bras n'arrive pas jusqu'à eux , ou que le
mouvement extenseur le prive d'une partie de
sa force. En prenant la liste des pachaliks on
pourrait citer plusieurs autres exemples d'une
imprévoyance qui est également préjudiciable
au souverain et aux sujets. Le premier est
même plus intéressé que les seconds à 1 adoption
( 356 )
du système contraire, puisque les satrapies de
son empire tenteraient d'autant moins de lui
échapper qu'elles seraient plus morcelées.
Sous le rapport archéologique la contrée que
nous venons d'explorer ne nous a pas offert le
plus léger souvenir, le pont de Mostar excepté.
On pourrait croire qu'elle était inconnue aux.
anciens, ou qu'elle fut dédaignée parce peuple
conquérant qui a laissé cependant des traces de
son passage partout où il a pénétré , et vraisem-
blahlement qui en aura usé de même à l'égard
de l'IUyrie orientale. Mais les établissemens
qu'il y forma , selon toute apparence , ne fu-
rent que précaires, ou n'avaient pas une con-
sistance capable de résister aux barbares et aux
siècles. Dans cette partie de sa vaste domina-
lion il réserva les travaux permanens pour le
littoral , à en juger par les restes de splendeur
que la Dalmalie et l'Istric montrent encore
aujourd'hui. Quant aux autres peuples de l'an-
tiquité, qui ont acquis des droits à la célébrité,
les Macédoniens sont les seuls qui soient entrés
en relation avec l'IUyrie. Ils se bornèrent
même à la visiter, et leurs démêlés ne les
mirent en rapport qu'avec l'IUyrie grecque.
Les points de contact étaient plus multipliés
(357 )
du côté de l'Epire ; mais les habitans de cette
contrée ne se sont point illustrés par ces nobles
entreprises qui font revivre les nations long-
temps après qu'elles ont disparu. Si l'on passe
au moyen âge , on voit les Gotlis se répandre
en Illyrie , à une époque où ils n'avaient point
encore acquis en architecture les connais-
sances qu'ils ont développées plus tard ; d'ail-
leurs les Vandales vinrent après eux. Enfin
l'empire d'Orient a vu sa longue existence s'é-
couler au milieu de la décadence des arts , et
les vestiges chétifs, qui retracent de loin en
loin cette ombre méconnaissable de la gran-
deur romaine , ne méritent guère d'occuper
une place sur l'album du voyageur qui a le
sentiment du beau.
( 358 )
,,\V\XV^V\^\.VVVIV\XVV\V\\W\H.\XV\XVWV'WWX\\XVVVVV\AA'WXVV'\'VV>\ U\U\/AIUUV\V^\
Très-humbles représentations adressées à
Sultan Achmet III, par le chef de la loi,
au nom de l'uléma (i).
iVu nom de Dieu clément et tout-puissant ,
après avoir offert au Très-Haut clés louanges
pures comme des perles , et des salutations au
glorieux prophète, il est représenté à la Porte
de félicité par son très-humble koul (esclave),
que depuis long- temps je cherchais l'occasion
de m'entretenir avec les docteurs de la loi ,
lesquels prient pour la prospérité de l'empire,
pour la gloire de la très-haute famille de nos
sultans, et pour tous ceux qui ont rendu des
(i) Cette pièce historique présente deux genres d'intérêt,
qui n'échapperont pas au lecteur : d'ahord elle donne une
idée précise et bien arrêtée «les termes dans lesquels le grand-
muphty est à l'égard du souverain ; de l'étendue de ce pri-
vilège remarquable, que je me suis applique à faire ressortir
en parlant de l'uléma , et de la manière dont il l'exerce ; en
même temps elle offre l'état comparatif de ce qu'étaient. les
institutions dans les beaux jours de l'empire, et des altéra-
tions qu'elles ont éprouvées depuis qu'il va déclinant.
(35g)
services importai! s à l'empire , mais sans avoir
reçu la récompense qui leur est due.
Sa Hautesse , on ne peut en douter, cherche
partons les moyens, à miner les fondemens de
3a méchanceté , et manifeste l'intention de réha-
biliter la justice dans ses prérogatives. Comme
elle ne trouve point mauvais qu'on lui fasse
part de ses observations sur cet important sujet
de méditation , je me suis hâté de présenter à
Sa Hautesse cet écrit, afin qu'elle connaisse
les causes des désordres , et comment , avec
l'assistance du Très-Haut , le mal peut être
réparé.
Votre Majesté saura que ce qui a maintenu
l'ordre et fait prospérer l'empire , tout en
fortifiant la foi, c'est l'observance exacte des
lois du prophète , qui prescrivent de prendre
soin des sujets que Dieu a confiés à Votre
Hautesse ; de traiter avec distinction les doc-
teurs de la loi ; de récompenser les vrais croyans
qui ne regardent pas le danger dans les com-
bats ; de faire du bien aux bons , et de réprimer
les médians; de commander le respect pour
les réglemens et canuns des sultans vos prédé-
cesseurs ; de les imiter dans leurs vertus , afin
que l'empire , bien gouverné , fleurisse comme
( 36o )
dans les temps anciens. Du reste que Votre
Majesté vienne à bout de ses entreprises, et
qu'elle fasse comme elle jugera convenable.
Très-Haut et très-magnanime empereur, re-
fuge de la foi, protecteur du faible, terreur
des pervers , ombre de Dieu sur celte terre ,
Votre Majesté doit savoir que les très-illustres
empereurs jusqu'au règne de Sultan Suleïman,
assistaient en personne au divan ; gouvernaient
avec un soin paternel , prenant connaissance
de toutes les affaires , tant des rayas que des
moslems, et qu'ils étendaient leur sollicitude
aux finances dont ils surveillaient les moindres
détails. Votre illustre aïeul, Sultan Suleïman,
lorsqu'il était à la te le de ses armées , se
faisait rendre un compte exact des délibéra-
tions du mucbavéré (conseil d'état). Le der-
nier des sujets pouvait l'aborder ; en sorte que
l'opprimé n'était pas obligé de recourir à des
moyens détournés pour faire arriver sa sup-
plique au pied du trône. Les favoris se réglaient
sur le maître , et concouraient à l'envi à la
splendeur de l'empire : ils savaient se contenter
des actes de la munificence impériale, et ne
chercbaient pas à acquérir des ricbesses par
d'autres voies. Dans ces temps de prospérité on
( 36i )
a vu Mehemet - Pacha conserver le vezirat
quinze années consécutives ; mais aiors les fa-
voris n'étaient point admis à s'entretenir avec le
glorieux sultan sur le compte de son premier
ministre. Les ulémas étaient également à cou-
vert de leurs insinuations perfides : Gélat-Bey,
pour avoir transgressé cette loi, fut condamné
à l'exil. Très-haut et magnanime empereur,
ainsi en usaient les glorieux sultans vos ancê-
tres ; du reste , que Votre Majesté vienne à
bout de ses entreprises , et qu'elle fasse comme
elle le jugera convenable.
Les serviteurs du vezir-azem (le grand-vezir ),
des beyler-beys , des eusendgis (ceux qui pren-
nent place au conseil impérial ) appartenaient
tous à la classe des esclaves .Pour deux raisons
les hommes de condition libre n'y étaient point
admis : premièrement parce que les gens au
service des vezirs, étant francs d'impôts, eux et
leurs enfans, il est onéreux pour le trésor
aussi bien que pour les zaïmes et les timariotes,
de les choisir parmi les contribuables. La se-
conde considération est plus sérieuse encore
que l'autre : des hommes habitués à porter le
sabre , cessent bientôt d'être aptes à la guerre
dans l'exercice d'une profession dégradante.
( 362 )
D'ailleurs depuis que cette coutume pleine de
sagesse est tombée en désuétude, on a remarqué
que ce sont précisément les infracteurs qui ont
été les plus ardens dans les séditions, principa-
lement en Asie. Très-haut et magnanime em-
pereur, ainsi en usaient, etc.
Les charges de beyler-bey et de bey tom-
baient en partage aux plus habiles dans l'art
militaire et les fonctions de gouverneurs. Ces
emplois leur étaient conférés sans qu'ils fussent
obligés de les acheter, et pendant une longue
suite d'années ils les conservaient. Lorsque le
cri de guerre appelait aux armes, tous accou-
raient conduisant l'élite des provinces ; et si les
infidèles osaient insulter les frontières, leurs
têtes arrivaient au pied du trône en même
temps que l'annonce de leur apparition. Sous le
règne de Sultan Bajazet on a vu le beyler-bey
de Bosnie , sans attendre d'autres ordres que
ceux que dicte la fidélité et le dévouement,
marcher à la rencontre des Croates qui mena-
çaient sa province, et les tailler en pièces. Sous
le règne de Sultan Suleïman, un félon, nommé
Moustapha, dévastait la province de Dobrogl :
Aehmct-Bcy tira une vengeance éclatante de
ce réprouve. Les Vénitiens et les Espagnols,
( 365 )
sous le règne de Sultan Selim II, ayant attaqué
inopinément l'île de Sainte-Maure après avoir
battu la flotte ottomane , Douran-Oglou-Mous-
taplia , chef d'escadre , joignit l'ennemi et lava
dans son sang l'affront qu'avait essuyé le saint
étendard. Ces exemples se trouvent à toutes les
pages des annales de vos glorieux ancêtres.
Très-haut et magnanime empereur, etc.
Dans ces temps d'heureuse mémoire, les ser-
askers consacraient les dépouilles de l'ennemi
à fonder des mosquées , des hôpitaux , des mai-
sons de secours , et témoignant religieusement
leur reconnaissance au Tout-Puissant, s'assu-
raient de sa protection par ces actes méritoi-
res (1). Très-haut et magnanime empereur, etc.
Dans ces temps d'équité les capidgi-baehis
( ofliciers du sérail ) et les mutéférikas étaient
tous des sujets susceptibles d'être élevés au rang
éminent de pacha , à raison de leur habileté dans
le métier des armes et de l'habitude qu'ils avaient
des affaires d'Etat. A ces qualités qu'on ren-
I
(i) Sans s'en douter, les Ottomans ont imité les généraux
romains dans cette coutume louable. Chez les deux nations
la religion concourait puissamment à la prospérité de l'Em-
pire, et la prospérité de l'Empire rejaillissait sur la religion:
j'ai fait remarquer aillent d'autres points de rapprochement.
( 364 )
contre si rarement aujourd'hui , ils joignaient
encore un dévoûment sans bornes aux intérêts
du sultan. Les dyvan-kiatibes (écrivains du
dyvan) étaient versés dans les lois, le calcul,
les bienséances épis toi aires , et surtout faisaient
profession d'intégrité. Les tchiaouschs (messa-
gers d'Etat), familiarisés avec la diplomatie ,
pouvaient être employés dans les ambassades.
Leur nombre était fixé de manière à ce qu'on
ne pût pas le dépasser ; et jusqu'en l'an ioo5 de
la mission de notre glorieux prophète (i5g4),
le corps ne comptait point de dgedikli : tous
ceux qui le composaient étaient tenus de ser-
vir à l'armée. Très-haut et magnanime empe-
reur, etc.
Les haz des kapidgi-bachis étaient limités
à 20,000 aspres de revenus. On ne leur donnait
pas comme aujourd'hui, des timars et des zaï-
mets ; ils étaient payés sur le produit des vil-
lages réservés pour le prince, et personne né
jouissait des apanages des sultanes ni des pasmak-
liks (fiefs accordés aux princesses sous le nom
deprz'tf des babouches). Les muets et les nains
avaient aussi une paye réglée , mais dans aucun
cas ils n'obtenaient des fiefs. Les enflms de tri-
but ( ceux qu'on élève dans le sérail pour le
( 365 )
service de Sa Hautesse) étaient pris dans l'Al-
banie et dans la Bosnie. Les beylcr-beys et les
beys se faisaient un mérite de les offrir en pré-
sent. Après avoir reçu dans le sérail une édu-
cation soignée, ils en sortaient pour aller occu-
per } es emplois militaires. La pureté des mœurs,
le aévoûment et la valeur les recommandaient a
la b'envcillance du sultan et à la considération
publique. Très -haut et magnanime empe-
reur, etc. (Nous supprimons le formulaire qui
enveloppe les faits, de manière à n'offrir que la
substance du discours. )
Les zaïmes et les timariotes constituaient la
portion la plus précieuse de l'armée. Cette mi-
lice était belle et bien disciplinée. On ne con-
férait les fiefs qu'aux fils des sypahis, et les as-
pirans étaient tenus, pour prouver leur origine,
à produire, comme répondans, deux zaïmes et
dix timariotes. En cas de faux témoignage , les
délinquans perdaient leurs fiefs. Un limariote
qui ne se distinguait pas, soit en faisant des
prisonniers , ou bien en apportant des têtes , ne
recevait point de tarakki ; dans le cas contraire
son fief était augmenté sur le pied de 1.0 pour
cent , et son timare était converti en zaïniet
lorsqu'il avait fait dix prisonniers ou qu'il
La. Bosme. 20
( 366 )
présentait un pareil nombre de têtes. Très haut
et magnanime empereur, etc.
Les vezirs et les gens de guerre mettaient tout
leur luxe dans le choix des chevaux et des ar-
mes. On ne voyait pas comme de nos jours l'or
et l'argent prodigués dans les harnachemens.
Les zaïms et les timariotes résidaient dans
leurs sandjaks. Tout autre domicile leur était
interdit, parce qu'on voulait qu'ils fussent prêts
à toute heure à repousser l'ennemi. S'il venait
à vaquer un timar ou bien un zaïmet, le beyler-
hey le conférait au plus méritant, et d'après son
rapport la Porte confirmait le choix. Jamais
pour son compte elle ne disposait des fiefs; aussi
ne voyait- on pas les désordres, fruits de l'intri-
gue , qu'on remarque aujourd'hui. Un beyler-
bey se rendait-il coupable de prévarication, les
opprimés pouvaient en toute confiance recourir
à la Porte, et la déposition du fauteur était
aussitôt prononcée. Très-haut et magnanime
empereur, etc.
La province de Roumélie et celle de la Bosnie
comptaient alors 12,000 kilikos (possesseurs de
fiefs) qui formaient avec leurs gébélis un corps
d'élite de 4o,ooo hommes. Plusieurs d'entre
eux, stimulés par l'amour de Dieu, conduisaient
(%)
même un nombre de combaltans supérieur
à celui auquel ils e'taient tenus. La Natolie ,
d'après les anciens contrôles, possédait 7,000
kilikos , qui réunis à leurs gébélis, présentaient,
une masse de 1 7,000 combattans. Moyennant
les sept surnuméraires qu'amenaient les pos-
sesseurs de fiefs les plus riches , ce nombre se
trouvait porté à 3o,ooo hommes de choix.
Le Diarbekir et le Kurdistan en fournissaient
20,000 ; la province de Van et le Turcman
3o,ooo ; les autres gouvernernens en donnaient
en proportion, de manière enfin que les trou-
pes de la Roumélie suffisaient pour faire tête
aux ennemis d'Europe , tandis que celles du
Diarbekir, de Van et d'Eyzerum pourraient à
elles seules contenir la Perse. Il y avait en
Roumélie 20,000 akindgis et 40,000 yurucks
ou moussélims (ayant des terres à fiefs); en
Natolie , 5o,ooo piadez (milice franche compo-
sée de volontaires et commandée par les beys
lesquels suppléaient les Tar lares , dont alors on
savait se passer. Lorsque la guerre était décla-
rée, moitié de ces troupes faisait mie irrup-
tion sur le pays ennemi ; l'autre moitié se
tenait prête à marcher. On leur adjoignait les
quatorze yaya-beys de l'odjak des janissaires
( 368 )
pour les commander. Elles étaient employées à
ouvrir la tranchée , à servir l'artillerie, à pren-
dre soin des armes à feu , c'est-à-dire qu'on leur
abandonnait les détails auxquels les timariotes
et les zaïmes ne peuvent descendre. Très-haut
et magnanime empereur, etc.
Les six bulluks (régi mens) des sypahis étaient
recrutés tous les six mois. Pour remplir les em-
plois vacans on prenait des itck-oglans du
sérail parmi les anciens, auxquels ou adjoignait
les janissaires, les dgébedgis et les topdgis qui
s'étaient distingués : la liste des candidats était
présentée au grand seigneur. Tous ceux qui
faisaient partie de ce corps privilégié devaient
résidera Brousse, à Andrinople, à Constanti-
nople, ou dans les bourgs et les villages cir-
convoisins.
Les janissaires , les dgébedgis et générale-
ment tous les corps militaires se recrutaient au
moyen des enfans de tributs que les provinces
habitées par les infidèles étaient tenues de four-
nir, et l'on se conformait scrupuleusement à
cette coutume consacrée par les ordonnances
impériales. Après avoir été visités et inspectés
à la Sublime Porte, ces enfans étaient distri-
bués dans les ditférens sérails établis à cet effet.
(369)
On les élevait dans les principes de l'islamisme ;
leur éducation exigeait quatre ou cinq années ;
et lorsqu'elle était terminée on les répartissait
dans les odjak (corps) selon leurs inclinations
particulières.
Tous les sept ans on procédait au remplace-
ment des morts dans le corps des janissaires.
Il était interdit à ceux qui en faisait partie, de
se lier par le mariage , et tous devaient habiter
dans leurs odas (chambrées) respectives. Si
quelqu'un d'eux se rendait coupable de lâcheté,
on le cassait , et dès ce moment il ne pouvait
plus prétendre au titre de janissaire. On n'ac-
cordait celui d'olurak (vétéran) qu'aux sujets
légalement reconnus impropres au service actif.
Ceux-là pouvaient se marier, et recevaient
trois aspres de haute paie , à charge à eux de
prier pour la conservation des princes et la
prospérité de l'Etat. Leurs enfans étaient admis
dans les adgem-oglans , moyennant qu'ils jus-
tifiaient de leur légitimité , en s'appuyant du
témoignage des compagnons d'armes de leurs
pères; plus tard ces aspirans passaient janis-
saires. On ne voyait dans ce corps respectable
que trois tchiaouschs et douze moundgis qui
portassent des ceintures de brocard. Tous les
( 37o )
dix ans les officiers étaient astreints à recevoir
de nouveaux brevets. Lorsque le buluk-bachi
avait démérité par sa conduite , les agas convo-
quaient un divan , où le coupable , en présence
de tous les chefs de l'odjak, était déclaré dé-
chu de son emploi. Très-haut et magnanime
empereur, etc.
Les différons employés et les forces militaires
soldés par le trésor se réduisaient autrefois à
ceux portés sur le tableau suivant, dressé d'après
les rôles qui ont été établis sous le règne du
Sultan Amurat III , l'an 982 de la mission de
notre glorieux prophète.
Muléférikas . is4.
Tchaknidghirs 4o.
Riatibes, pour les registres impé-
riaux 4.
Riatibes du miri 17.
Trésoriers du dehors 10.
Fils de sypahis 2210.
Sypahis de la droite. . . . . . 4°°-
Gourbas de la droite 407.
Enfans de tribut et bostandgis. . . 7490.
Janissaires i359Ç).
Palefreniers 3g6.
Valets d'office 489.
( 57i )
Dgébedgis 626.
Arabadgis 400.
Mekiers de la bannière i58.
Artisans 537.
Médecins 26.
Tchiaouschs 4oo.
Ecrivains du divan 3i.
Commis du trésor 5i.
Capidgis 356.
Selictars 2127.
Sypahis de la gauche 4o6.
Topdgis IOo,9.
Valets pour les tentes 229.
Muedzins 6.
Fontainiers. 54.
Sur les docteurs et les savans repose la jus-
tice ; aussi les premiers empereurs honoraient-
ils ceux qui cultivaient les sciences , et qui étu-
diaient la loi. Mais depuis ces temps éloignés
il s'est glissé bien des abus dans le corps de
l'uléma. Les plus doctes, lorsqu'ils joignaient
la piété et les vertus au savoir, étaient élevés
à la dignité de muphty, aux charges de cady-
asker, d'islambol-cadyssi et de molla : aussi
arrivait-il très- rarement (pie le sclieik-ul-
islam fut déposé. L'austérité de ses mœurs et la
( 372 )
sainteté de son caractère portaient le sultan à l'é-
couler avec soumission, quand cet interprète de
la loi croyait devoir user de son droit de remon-
trance. Les cady-askers conservaient dix et
même quinze ans leurs emplois; et lorsqu'on
les faisait mazoul, il leur était accordé d'être
oturak, avec i5o aspres de solde leur vie durant.
On se conduisait d'après le même principe à
l'égard des principaux cadys : ceux qui pre-
naient leur retraite se retiraient dans des mé-
dressés (universités) pour y cultiver en paix les
sciences. Le luxe ne se laissait point apercevoir
parmi les ulémas. Tout leur temps était con-
sacré à rendre la justice, et les oluraks com-
posaient à l'envi des traités de jurisprudence,
dans le nombre desquels plusieurs ont été jugés
dignes d'être conservés dans le bazné (trésor
impérial ); quant à leur avoir, ils le consacraient
à des fondations pieuses. Très-haut et magna-
nime empereur, etc.
Lorsqu'un sujet se destinait à l'uléma, il étu-
diait pendant un certain temps sous un docteur
qui mettait sa vocation à l'épreuve. Il passait
ensuite sous plusieurs régens jusqu'à ce qu'il
»'ùt atteint le grade de mulazim , moyennant
quoi il était inscrit au rouznamé impérial (bu-
(373)
reau de la defterdarerie d'où rassortissent tous
les emplois soldés). En procédant ainsi, on n'a-
vait que des jjets recomrnandables par leurs
lumières et eur intégrité. Mais depuis l'an
iood, où Alla-Effendi, sclieik-ul-isîam , et les
cady-askers ont été déposés sans motifs, ce
bel ordre de choses a éprouvé des altérations.
Les premiers magistrats, intimidés par la dis-
grâce de leurs prédécesseurs, ne se sont que
trop souvent abaissés à faire leur cour au grand-
vezir, et n'ont plus été assez courageux pour
dire sans détour la vérité au sultan. Cependant
Sounan-Effendi ne fut jamais du nombre de
ces âmes timides ; et , bien que sa sévérité ait
provoqué plus d'une fois sa disgrâce, jamais il
n'a transigé avec ses devoirs : la charge de chef
de la loi ne veut pas d'un lâche complaisant.
Les grand s-muphlys ne sont donc plus au-
jourd'hui ce qu'ils étaient dans un temps, et les
cady-askers , grâce aux bassesses qu'ils ne rou-
gissent pas de faire, peuvent vendre impuné-
ment les cadylikes , sans examiner les droits
des candidats. Parmi les mulazims (aspirans)
on voit de simples kiatibes (secrétaires), des
vaivodes, des sous-bachi, et d'autres. individus
(374)
de la classe commune, qui , moyennant de l'ar-
gent, arrivent sans science au poste distingué
de mudéris, et sans équité à la charge de cady,
dont ils se servent pour vendre la justice, fai-
sant rejaillir sur le corps entier le blâme que
s'attire leur conduite.
Avant cette subversion la science et la sa-
gesse des ulémas donnait force de loi à leurs
opinions. Lorsqu'un mudéris paraissait en pu-
blic, c'était à qui accourrait sur son passage
pour s'incliner devant lui. La simplicité de
leurs vêtemens, leur entourage modeste, con-
tribuaient beaucoup aussi à provoquer ces mar-
ques de respect et de vénération. Les intrigues
leur étaient inconnues ; toutes leurs relations
se concentraient dans les médressés.
Si l'on revenait à ces principes ; qu'on établit
une différence entre le docte et l'ignorant ;
qu'on ne regardât plus à la naissance pour l'a-
vancement, dans un corps qui est au-dessus
de cette considération par la nature de ses
(onctions et les conditions sévères qu'il im-
pose , on réussirait à lui rendre ses mœurs pre-
mières et sa splendeur. 11 faudrait fixer inva-
(375)
riablement le nombre des mulazims, surtout
ne plus faire un trafic des muzalimets. Les
cady-askers ont rempli , en cette qualité , le
rouznamé impérial de sujets impropres; on en
voit même dans le nombre qui possèdent des
tarakkis, et jouissent de 5o aspres de solde.
Quant aux cadys , on ne devrait les déposer
qu'autant qu'ils sont dûment reconnus préva-
ricateurs, auquel cas ils méritent d'être exilés;
mais de simples soupçons ne peuvent suffire
pour leur attirer cette disgrâce. Très-haut et
magnanime empereur, etc.
Votre Majesté ne doit point ignorer que
jusqu'à l'an 982, les vczirs jouissaient d'une
autorité qui n'était point contrariée dans la dis-
tribution des emplois , et par les gens du de-
dans (du sérail), et par ceux de l'extérieur.
Les uns et les autres ne s'ingéraient pas, comme
à présent, dans les opérations du premier mi-
nistre, et ne se permettaient point de contrôler
sa conduite. Depuis l'époque précitée, des fa-
voris partagent avec lui la confiance du sultan,
souvent même en jouissent exclusivement, et
s'en servent pour conspirer sa perle lorsqu'il a
( 576)
été assez malheureux pour leur déplaire. Feshad-
Pacha s'offre comme la preuve de celte triste
vérité : après avoir conquis douze provinces sur
le Sophi de Perse, il a trouvé pour récompense
la mort à Constantinople. On en a usé de même
envers Yemendgi-Khassan-Pacha qui, sous le
règne de Sultan Mehemed , fit rentrer les sy-
pahis dans l'ordre : les exemples de ce genre
ne sont pas rares dans nos annales. Instruits par
ces terribles leçons , les vezirs préfèrent aujour-
d hui acheter près des favoris la bienveillance
du souverain, et s'acquitter envers eux moyen-
nant de lâches complaisances. Ces mêmes fa-
voris sont l'âme du conseil ; rien ne leur est
refusé : sous les noms de pasmakliks, d'arpa-
liks, ils s'approprient des villages conquis de-
puis plusieurs années ; ils usurpent les fiefs mi-
litaires, dont ils investissent jusqu'aux gens de
leurs maisons, et par ce désordre ils causent
à l'Etat un dommage incalculable. C'est encore
à eux qu'il faut s'en prendre de la vénalité des
charges, car ils disposent de toutes les places,
depuis celles de beyler-bey jusqu'aux derniers
emplois. Les timarioies et les zaïmes entourent
( 377 )
donc aujourd'hui le ministère, pullulent dans
la capitale où ils résident, et sont les principaux
auteurs des troubles, qu'ils provoquent d'au-
tant plus facilement, que les troupes à solde
journalière leur sont inférieures en nombre.
Pour revenir aux anciennes coutumes, il fau-
drait ne plus permettre au vezir d'admettre
parmi les gens de sa maison , des hommes de
condition libre; il serait indispensable aussi de
chasser du sérail les intrigans, les êtres abjects
qui s'y sont introduits, et parmi lesquels on
remarque jusqu'à des Juifs. Très-haut et magna-
nime empereur, etc.
Jusqu'à l'an 982 de la mission de notre glo-
rieux prophète , on voit les villages et les terres
convertis en fiefs, possédé par des gens d epée.
Depuis qu'ils ont passé en d'autres mains , le
courage n'éclate plus que dans les guerres in-
testines , tandis que la frontière est déserte.
Ouz-Demir-Oglou-Osman-Pacha, célèbre par
ses exploits contre les Perses, est le premier
qui ait fait conférer des limares de 3ooo aspres
à des étrangers qui s'étaient rendus recomman-
dables par une valeur éprouvée. Cette infrac-
( 378)
lion, que le motif excusait, est dégénérée en
abus. L'atteinte portée à la coutume ancienne,
de n'admettre pour timariotes que des fils de
militaires de profession, date donc de celte
époque , et l'on a vu des gens de la lie du
peuple, même des rayas, posséder des fiefs,
depuis que La Porte en dispose elle-même ,
contre l'esprit des canuns, réservant les plus
considérables pour les gens de la suite. Sans
égards pour les réglemens, les vezirs les con-
vertissent aujourd'hui en pasmakliks, arpaliks,
en haz, qu'ils s'adjugent à eux-mêmes, ou qu'ils
distribuent, à titre d'otourakliks (retraite), à
des individus qui sont encore très-propres à
servir activement. Ce désordre , sur lequel
nous nous appesantissons , doit être considéré
comme la cause principale de la décadence de
l'empire, puique la milice, dont l'Etat tirait
toute sa force , par là se trouve anéantie , et
qu'il serait réduit à recourir pour sa défense
à une classe abjecte qui ne peut lui donner que
des soldats aussi dangereux en temps de paix ,
qu'ils sont peu secourablcs en guerre. Très-
baut et magnanime empereur, voilà )e^ causes
(^79)
du mal et les moyens d'y remédier; du resle
que Votre Majesté vienne à bout de ses glo-
rieuses entreprises avec l'assistance du Tout-
Puissant, et qu'elle en use comme il lui plaira.
Ce monument curieux est d'autant plus atta-
chant qu'il présente l'histoire sommaire des
causes de la grandeur et de la décadence de
l'empire ottoman. Il fait voir aussi que la plaie
n'est pas incurable, et qu'un autre Suleïman ou
bien un second Mahomet , ou même un autre
Orkan réussirait à la cicatriser, après l'avoir
sondée. Pourquoi le sang d'où ces grands princes
sont issus , ne pourrait-il plus produire des sul-
tans dignes de leur être comparés?
FIN.
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DB Pertusier, Charles
236 La Bos.nie considérée dans
P4.7 ses rapports avec l'empire
Ottoi.ian
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